Quel est le rôle d'un écrivain aujourd'hui dans la société ? Parce qu'au fond, bah à part le trip à l'ego et l'espoir d'une gloire facile et rapide (cette petite voix qui susurre à l'oreille qu'il "y a qu'à" sortir un best-seller génial révélant l'immense valeur intrinsèque de son auteur pour conquérir le monde) sur un marché à la fois saturé et à bout de souffle, difficile de trouver un rôle essentiel au dernier Goncourt, à part alimenter la masturbation intellectuelle des chercheurs et étudiants en lettres et emmerder les gosses dans les écoles. Bah oui c'est vrai, aujourd'hui, on touche plus le monde avec les médias audiovisuels, non ? Finalement, c'est un petit peu le réel sujet d'Osons la fraternité, un recueil engagé sur la cause des migrants.
À tenir le livre dans les mains, à lire ses slogans un peu trop optimistes pour être honnêtes, on se dit certes que ce n'est pas cela qui va s'imposer dans toutes les chaumières et changer brutalement les mentalités d'une Europe qui a décidé arbitrairement, à la suite de ses petits chefs, que la coupe était pleine, et qu'au fond, tout ça, c'était pas son problème. Cependant, de contribution en contribution, d'une page à l'autre, s'esquisse la forme d'un projet réel et concret, tout autre que celui de pourfendre magiquement le fascisme si bien implanté dans nos vertes contrées. C'est que finalement, aucune participation ne ressemble à la suivante. Les poèmes succèdent aux fictions, les fictions aux témoignages, les témoignages aux argumentations. Tantôt, c'est la question du départ. Tantôt, celle de l'arrivée. Parfois, c'est la réaction du citoyen, positive ou négative. Certains décident de rester factuels, d'autres partent dans des envolées lyriques au risque de travestir le réel. Des comparaisons sont faites, souvent avec les DOM-TOM, et des arguments sont proposés, sans doute pas tous convaincants.
Il s'agit cependant moins de faire le tour du sujet que d'investir cette place qui est laissée, celle de l'auteur. Celle de l'expression individuelle, non soumise aux contrôles politiques, médiatiques ou académiques. Il n'est pas question d'avoir raison, de démontrer une vérité universelle, mais de contrer et combler le silence. L'audiovisuel ne permet pas, à mon sens, d'obtenir cet équilibre entre élaboration savante et expression personnelle. Il implique une équipe, une préparation, et donc une élaboration préliminaire qui supprime une part de spontanéité et de subjectivité. C'est le mode de la voix, qui témoigne personnellement, ou à la place des autres.
Ici, c'est la voix d'un ras-le-bol. Par sa simple existence, par la démarche faite par chacun des auteurs, Osons la fraternité s'érige contre le silence coupable. Peu importe les opinions politiques : non, la situation n'est pas normale. Un mélange de désintérêt, d'incompétence et de négligence est à l'oeuvre, qui a vicié l'expérience humaine et subjective d'un certain nombre d'individus, qu'ils soient directement concernés ou non. Contre l'oubli, contre le silence, contre l'indifférence. Agir, c'est parfois (souvent) (toujours) d'abord dire.
D'autant plus que chaque contribution témoigne d'une démarche totalement individuelle et personnelle, et montre une grande variété de styles et d'opinions qui nourrit considérablement la réflexion.
En 2018, la crise n'est pas terminée. Et même si elle l'était (ce qui, je le répète, n'est clairement pas le cas), il faudrait quand même parler, dire ce qui s'est passé, ce qui se passe encore, et en quoi cela n'est pas normal.