Art = essence =/= existence?



Maldiney est un malin. Était, devrais-je signaler. Fut, plutôt, sujet d’une existence longue dont nous pouvons avoir un aperçu en remontant la ligne cognitive de celui-ci. Sacré cheminement, peu enclin aux raccourcis malhabiles. Comme d’autres, avant et après lui, le penseur s’est attaché, article après ouvrage, à définir une poignée de concepts, pour lui fondamentaux, et faisant de l’humain ce qu’il est : être « à être » ouvrant son propre devenir. Lecteur dans le texte des Anciens, maître de la langue de Goethe, mais aussi adepte des théories esthétiques et (donc) « philosophiques » chinoises, le phénoménologue s’est proposé escrimeur : angle après angle, d’une travée à l’autre, épuiser le minerai pour atteindre le joyau, purifier une pensée pour en extraire les traces d’une structure sous-jacente **présente à elle-même** (prae-sens = à l’avant de soi). Les pièces étaient là, dès les premiers jets ; systèmes et paradigmes permirent d’y imprimer une succession de stigmates comme autant de signes d’une antithétique signifiance plus essentielle.


La dissymétrie dans la symétrie sépare et lie des opposés qui sont en incidence interne réciproque. (1)



Voilà, en somme, le noyau dur du Tout tel que perçu par notre bon ami, lequel part d’un constat simple : de l’art, nous ne savons rien, ou si peu, car



[l’]apparaître d’une œuvre d’art s’éclaire intérieurement de la révélation en lui de l’art. Son être-œuvre est son pouvoir-être qui ne saurait lui être conféré par délégation. C’est l’aliénation de sa donation même que de s’élever au dessus d’elle pour la juger ou pour la fonder.(2)



La position esthétique, bien plutôt la réception d’une « *esthétique-artistique* » telle qu’admise par la critique aliène **forme et fond** (si longuement retraités par l'auteur) d’une chose à redéfinir. Au-delà de l’opposition, connue, entre volonté du créateur et indépendance de sa progéniture, caractère synchronique et diachronique de celle-ci, plus encore **dimension centrifuge ou centripète** des processus et résultats dits artistiques eu égard au contexte de mise au monde, c’est le positionnement de l’art qui se voit ici interrogé. En d’autres termes, l’art est-il simple « structure anale éjective » si chère à la psychanalyse (3), ou bien davantage ? Non pas élément constituant, mais ***fracture*** dans le plan d’existence, mise en œuvre d’un accès aux couches **antéhumaines**, sorte d’énergétisation de l’***ousia*** souvent figée, inerte, substance vide de monolithes de chair incapables de… ? (4)
Léger *backdash* : ou bien ce qui est cette faille se meut au-dessus de steppes individuelles, puissance ou potentialité agissant (sur) l’homme, et « art » n’est qu’un de ses **avatars** (5), ou bien, partout présente, elle s’active à l’ouverture du phénomène « je ». Or, c’est bien cette piste que semble privilégier Maldiney ; en effet, si « l’homme n’est qu’un nœud de relations » (6), le pour-autrui se faisant **jonction modale d’échange** (7), l’art n’est pas qu’un moyen de dynamisation des flux, moins encore une résolution, mais bien un **saut** (8) dans l’atroce, celui de l’expérience esthétique, *ex-*istence autogénérative et originaire, « monstrueuse » dans sa surprise et sa gratuité, *Urdoxa*, en cela, puisque


[l’]existence d’une œuvre d’art ne se règle sur aucune catégorie axiologique déterminant un prédicat de valeur dont elle aurait à être le support. Ce par où œuvre d’art elle est…éclate en elle : son être et son à être ne font qu’un. Cela revient à dire que son existence est essence. (9)



Résonne ici l’un des points de contention du bouquin : si l’auteur entend introduire puis démontrer la « nature » de l’art, en positionnant comme achèvement, finalité, cette dimension non d’ouvrage mais d’œuvre et d’être-œuvre (10)  de la chose « art », il biaise nécessairement son propos. Rien de bien neuf, dira-t-on ; reste que, reconstituant un certain cheminement du domaine, de la **peinture à l’encre chinoise** du début de notre ère (11) aux **architectures classique, baroque et rococo** post-Renaissance (12), en passant par « [l’]espace du paysage en Occident » et les transformations engendrées par l’introduction de la **perspective** (13) , absente, à tout le moins sous la forme connue de nous, des lavis chinois (14), autant de sections partant d’une description factuelle des œuvres, prélude à leur dissection, c’est à partir du passage aux prémices de l’abstraction que le navire prend l’eau. 
On voit, enfin, ce qu’il en est : lorsque la plume sait, pourtant, que l’histoire n’est pas unilinéaire mais faite de simultanéité, l’esprit à l’origine de l’écrit, lui, sombre dans une bien triste chausse-trappe : réviser le temporel, pour que la pensée s’y loge sans obstacle. On **greffe**, donc, à même la chair esthétique, une vêture qui confine, parfois, au dogmatisme : ainsi de l’art, qui ouvre le lointain en soi (15), **déchirure** dans ce qui est, événement prenant la teinte d’une « catastrophe » au sens de Goldstein, car mouvement, mise en branle de…vers…, pour autant que le récepteur s’y ouvre lui aussi (anti-*gestalt*?)

Ainsi, l’œuvre est bien faille, et



intériorise à elle toutes les limites dans le entre universel où l’Un se fait jour en elle en l’éclairant à soi. (16)



Fracture, accès à l’Ouvert, au cœur des théories maldinéennes. L’œuvre s’ouvre à son propre être-œuvre, s’originant à elle-même, ne se basant sur aucun « fond » préalable, et peut se faire **révélation** de soi à soi pour le récepteur, dans une rencontre, phénomène premier. Le support est le où de cette rencontre, et ce où, c’est **l’Ouvert** (17) . Est œuvre celle qui s’apparaît à elle-même (18), dont les peintures chinoises se font d’éminents exemples, espaces sans lieux où se révèle le Vide comme Plein, et inversement ; où émerge le **rythme**, comme liant du Tout ; où, enfin, l’espace de présence est présent à soi, et nous arrache à l’oubli (19) .


L'abstraction créatrice



**Kandinsky, Delaunay, Mondrian** : quelques-uns des grands noms du mouvement abstrait, lequel a, trop souvent, selon Maldiney, été à l’origine de bien des mésententes et autres incompréhensions. L’enjeu n’est pas contenu dans l’opposition entre figuré et non-figuré, ou abstrait, mais bien dans une sorte de réhabilitation de la scission entre **profane et sacré**. En effet, 


l’abstraction isole par la pensée ce qui ne peut l’être dans la représentation. Or, ce qui est impossible dans l’expérience commune, non seulement l’art le peut, mais n’est art que par là. Il fait subsister à part ce que la pensée isole par abstraction. (20)



Scission, ou plutôt parallélisme dimensionnel, des couches de **signifiance** se recouvrant l’une l’autre et faisant émerger, une fois de plus, **l’ouvert.** Présenter l’insignifiable, se détacher de l’imageant, au profit du là, être étonnant mais radiant. Reste que, la définition est à repréciser, et si **Wilhelm Worringer** puis **Paul Klee**, entre autres, se sont attachés à conceptualiser l’abstrait, peut-être faut-il davantage (ce que l’auteur semble sous-entendre, sans l’aborder directement) en retourner à l’expérience directe, l’œuvre, donc, avant (ou en-deçà) de l’intellection. Finalement, le statut de phénoménologue de notre penseur se révèle adapté, puisqu’il se positionne comme explorateur de l’originaire, en témoignent ses nombreuses allusions aux travaux des pionniers, d’Husserl à Heidegger en passant par Merleau-Ponty, maîtrisés et interrogés à nouveaux frais, sur des points trop souvent mis de côté (21) .
Dès lors, si les textes de l’abstraction cherchèrent à appuyer la transition entre possession optique et **haptique** du plan de l’œuvre, par la construction d’un *abstractum* de l’objet, la vague, historiquement fondatrice, que fut le cubisme (pré- jusqu’à analytique) incarne, pouvons-nous supposer, le double écueil de toute critique de l’esthétique. La faille se résume en l’idée : l’*abstractum* consisterait en un « arrachement » de l’objet à la temporalité, selon la « loi géométrique des cristaux » pour représenter les objets (22) .
Tout est dit, et sera « démontré » tantôt par l’artiste, tantôt par l’œil aiguisé du penseur, jusqu’à en oublier la leçon, en vérité sincère, de l’œuvre vraie : un choc, s’originant à lui-même et créant sa (la) norme. Avant le concept, donc, **l’expérience**, double processus de création et de réception à dire le vrai synthétique : l’Un, qui semble faire pencher la balance vers une certaine « mystique » de l’art (choix au demeurant pleinement assumé par Maldiney, nous y reviendrons), apparaît comme cet indicible, « signifiance insignifiable », signe qui se signifie non seulement par et dans l’œuvre, mais, aussi, voire surtout, comme jonction.


Par-delà l’étant et le possible, où ? est un appel au transpossible. (23)



Art et réalité sont mystiques, en cela qu’ils s’ancrent tous deux dans une « gratuité irruptive du sensible » qui émerge à soi (24) . Pour le dire autrement, esthétique-sensible et esthétique artistique, soit perception et révélation, s’unissent en une « diathèse d’actif et non pas de moyen » (25), à notre sens loin d’être exclusive à l’œuvre. Car est Réel ce qui **s’ouvre l’espace, son espace**. Or, pour repréciser la pensée de l’auteur, peut-être pouvons-nous estimer que Réel n’est pas monde, entendu comme mondéité et être-là (*Dasein* et *Umwelt* heideggeriens), mais *en cours de…* de ce qui aspire à être ; dans l’événement lequel, déchirure, donc phénomène, tient à la rencontre de **l’hors-soi.** Si l’on admet la co-naissance du Rien en tant que « néant néanti », béance, et l’Un, lui actif, dynamique, car patence insituable, nous sommes finalement saisis par la question du où ? (26)  Et ce où, indique Maldiney,


se referme sur soi. La présence est son lieu. Elle est l’acte et le lieu de son propre procès. Nous sommes sortis de la caverne de Platon à la lumière de notre propre jour qui s’ouvre avec notre être au monde. Nous sommes sous la voûte incessamment ouverte, bâtie de l’intérieur comme l’enveloppe d’un projet dans lequel nous sommes en jet. (27)



L’être se résout dans le lieu qui est *à être* perpétuel. C’est oublier une leçon, précédente mais d’actualité renouvelée : nous transcendons-nous vers le monde qui est un Tout (28), ou bien sommes-nous déjà présents à celui-ci ? **Fond contre forme**, d’une certaine manière, couche inférieure des schismes travaillés par l’auteur : la forme se forme et se signifie, lorsque le fond lui est moins support qu’essence co-originaire, aucunement inerte car vitalisée par la forme (29). La forme, ou l’œuvre, meut son propre espace et fonde un temps incessible. Seule faille : celui-ci se veut linéaire, et l’on perd, continuellement, le phénoménal au profit du doute intelligible (30). 

Alors, comment expliquer ce fait, qu’être c’est, chez certains malades, faire preuve d’un « esprit de vengeance contre le temps », négation dans la négation qui indique l’insituable non plus de l’être, mais des possibles (31) ? Les possibles ne sont-ils pas justement cet à être contenu dans l’étre, étant en ex-istence ?


Quid, dès lors, du transpossible ? Si je suis passible d’être à l’œuvre, c’est passible de devenir, donc fort d’une future originarité renouvelée. Comment lors expliquer que le où ?, c’est l’Ouvert, pourtant insituable ? Brèche conséquente, s’il en est, dans les théories de l’auteur, puisque transpossible et transpassible semblent ne pas pouvoir se transformer, un comble, lorsque l’on sait que l’événement vrai est aussi avènement, et donc mutation. Notre philosophe le précise pourtant lui-même :



Ce n’est pas dans l’état final des formes, déposant leur bilan dans l’objet parce qu’elles sont à bout d’elles-mêmes, mais dans leur dimension de formes perpétuellement formantes, que le processus créateur de la nature, comme celui de l’art, montre son essence. (32)



Si les œuvres vraies sont pleines d’un vide constituant (33), qu’est-il, ce vide, si ce n’est support du transpossible ? Peut-on vraiment opposer l’image, propre au vertige, et la forme, à l’avènement ? Où se situe, en définitive, la rencontre ?


Tant de choses pourraient être rajoutées, mais la place me manque. Tout juste signalerais-je ceci : en filtrant grossièretés et autres errances, et en mettant de côté les conclusions, non hâtives mais « butées » peut-être, restent certains développements, et des idées ; centrales, toujours, chez Maldiney, qui jouissent d’un nouvel éclairage grâce à l’approche esthétique. Et puis, une **volonté** : celle de rendre hommage aux créateurs, dont les productions successives constituent une histoire, crise personnelle, plus encore que les rouages d’une histoire critique plus générale. Ultime ouvrage, à ma connaissance, de l’auteur, il s’agit moins d’une synthèse que d’une rampe de lancement pour de futures recherches. De la part d’un centenaire, entrevoir la passation, pleine de bonne volonté, aux nouvelles générations est ne serait-ce que vivifiant. Alors, on s’appuie sur quelques bribes, une ritournelle, insaisissable, qui sourd des tréfonds du texte (rythme, et toujours, le **transpassible**), et on enchaîne. Car, à bien y réfléchir, le noyau dur tient à la dynamique et aux approches transversales. 

Du grain à moudre. Fort comme un bœuf.



Sources



(1) Henri Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris, Encre marine, 2010, p. 91.
(2) Ibid., p. 23‑24.
(3) Jean Oury, Essai sur la conation esthétique, Orléans, Éditions le Pli, 2005, p. 65 sq, l’exemple d’O’Brady ; p.100‑106, sur l’imago esthétique.
(4) H. Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p. 405‑452, chap. 22 "L'oeuvre d'art comme essence".
(5) De la poussée au conatus spinoziste jusqu’à, finalement, cette wille zur machte, volonté vers la puissance de Nietzsche, en passant par la structuration monadique leibnizienne, et tant d’autres : force est de constater la prévalence d’aspirations motivées, « é-mues » pourrait-on dire par un facteur extérieur à l’humain, quand bien même celui-ci se terre en ses tréfonds, aussi sus et accessibles que les abysses océaniques. Faille sismique, cette fois-ci, où la terre devient « rêverie de la volonté » et « du repos », pour reprendre la dénomination bachelardienne. Accéder à l’en-soi revient à devenir étranger à ce soi, ne serait-ce qu’un temps. Passage, transition, mais transformation, inexorablement.
(6) J. Oury, Essai sur la conation esthétique, op. cit., p. 97‑98, citant Saint- Exupéry.
(7) Ibid., p. 80.
(8) Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon [1991], 2007 ; Ouvrir le rien, l’art nu, op.
cit. ; Art et existence, Paris, Klincksieck [1985], 2017.
(9) H. Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p. 407.
(10) Ibid., p. 25.
(11) Ibid., p. 69‑88, chap. 4 "Les Kakis de Mu Ch'i".
(12) Ibid., p. 373‑404, chap. 21 "L'Aleijadinho".
(13) Ibid., p. 125‑144, chap.7.
(14) Ibid., p. 89‑110, chap. 5 "L'espace du paysage dans la peinture chinoise".
(15) Ibid., p. 109.
(16) Ibid., p. 370.
(17) Ibid., p. 433.
(18) Ibid., p. 419.
(19) Ibid., p. 57.
(20) Ibid., p. 166.
(21) Ibid., p. 405‑452, chap.22, une fois de plus, parcours habile et intelligible des sentes du phénomène.
(22) Ibid., p. 167‑170.
(23) Ibid., p. 433.
(24) Ibid., p. 429.
(25) Ibid., p. 428.
(26) Ibid., p. 430‑433.
(27) Ibid., p. 443.
(28) H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 66.
(29) H. Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p. 414‑421.
(30) Ibid., p. 373‑404, chap. 21 "L'Aleijadinho".
(31) H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 43‑44.
(32) H. Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p. 179.
(33) Ibid., p. 315, 369, 375, 418.

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le 8 oct. 2020

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