En ce début de XXIème siècle, nous sommes encore trop souvent victimes de préjugés et d'idées fausses dont certaines nous viennent directement du XIXème siècle. Prenons, par exemple, l'image du Moyen Age. Une époque sauvage, brutale. L'Âge des Ténèbres. Le travail de médiévistes cultivés et passionnés (parmi lesquels on trouve Duby, Le Goff, Favier) n'y ont rien fait.
A fortiori, le Moyen Age dans le monde arabo-perso-musulman jouit d'une image encore plus négative (pour le peu de gens qui y pensent, du moins), entre conquêtes sanglantes et débauches orgiaques. La culture, l'art, la vie intellectuelle raffinée qui y sévissaient sont complètement oubliés, sauf par quelques spécialistes. Tout au plus (c'est ce que l'on m'avait appris lorsque j'étais en fac de lettres modernes) est-on reconnaissant aux Arabes de nous avoir transmis les textes antiques grecs et d'avoir permis leur re-découverte en Occident, en particulier Aristote.
Ali Benmakhlouf, universitaire franco-marocain enseignant la philosophie islamique à Paris-Est, a le grand mérite de nous donner un aperçu simple et cohérent de la philosophie arabe (dans le sens : écrite en arabe, mais ça incluait également les Persans) entre le VIIIème et le XIVème siècles. Au côté des noms les plus célèbres (Averroès, Avicennes, Ibn Khaldûn), on se familiarise vite avec Al-Fârâbî, Sohrawardî, Ibn Bajja, etc.
L'auteur nous présente tout ce qui fait la spécificité de cette philosophie, sans masquer les différences entre les auteurs. Une philosophie qui cherche à englober tous les aspects de la pensée, depuis l'histoire jusqu'à la science en passant par la politique, la logique, la médecine, l'astronomie, la religion, etc.


Là aussi, la lecture de ce livre permet de réduire en miettes un préjugé idiot qui nous vient du XIXème siècle, celui qui prétend qu'il y a une opposition entre science et religion, entre raison et foi. Cette idée, qui est très utile aux fanatiques de tous bords, est totalement étrangère à l'islam (de même qu'elle était étrangère à notre culture également : demandez à Pascal si la vie de philosophe et celle de croyant sont opposées...) :
« Il faut donc dénoncer les imposteurs qui dressent la communauté des musulmans contre la connaissance scientifique, ceux qui pensent que la philosophie est ennemie de la religion. Ces hommes de la division « trafiquent de la religion alors qu'ils sont sans religion », dit al-Kindî, ajoutant ceci : « Celui qui trafique d'une chose la vend, et qui vend une chose ne l'a plus, donc celui qui trafique de la religion n'a plus de religion ; il mérite d'être dépouillé de la religion celui qui s'oppose avec acharnement à ce qu'on acquière la science des choses en leurs vérités et l'appelle incroyance » »
Pour les philosophes arabes, il y a plusieurs chemins qui mènent à la vérité. La religion emploie le chemin prophétique, la philosophie celui de la raison. Le point d'arrivée est le même, il n'y a qu'une seule vérité. Ali Benmakhlouf va même plus loin, montrant à quel point le concept de « charia », tant de fois balancé à longueur d'ondes aussi bien par les extrémistes religieux que par les extrémistes politiques, est une réalité vide de sens. La charia est une voie, un chemin. Rien ne permet de s'appuyer sur elle pour réprimer des populations entières.
Allons encore plus loin : le Coran lui-même demande aux hommes d'employer leur raison, de réfléchir par eux-mêmes. Le vrai croyant est celui qui pratique la philosophie. Loin de s'opposer, les deux domaines se complètent.


La philosophie arabe emploie elle-même plusieurs chemins pour faire passer ses idées. Commentaires ligne à ligne des écrits de Platon ou Aristote, contes et fables, métaphores et allégories, art du dialogue et de la conversation... La philosophie arabe s'inspire des auteurs antiques grecs, mais sont influence sera grande sur les philosophes occidentaux.
Pour ceux qui, comme moi, cherchent un point d'entrée dans ce monde qui, jusqu'à présent, m'était pratiquement inconnu (à part mon écoute hebdomadaire de l'excellente émission de France Culture Question d'islam), le livre d'Ali Benmakhlouf est un excellent ouvrage, parfois un peu complexe, parfois un peu redondant, mais finalement on y apprend beaucoup de choses et on y est souvent surpris.

SanFelice
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le 30 avr. 2017

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