Quand elle était gentille, elle s’accordait un répit, baissait les paupières sur le monde corrompu qui n’avait de cesse de la tourmenter et renouait encore pour un temps, instant fugace, avec l’espoir d’une rédemption prochaine.
Quand elle était gentille, elle feignait d’ignorer la prévarication des hommes dans leur charge d’homme. Celle d’un grand-père à la lâcheté coupable, et dont la pondération confine à l’inaction ; celle d’un père alcoolique et menteur, bien incapable de prendre sa vie en main et de ne pas détruire celle des autres ; celle, enfin, d’un mari dont la pente naturelle est de fuir ses responsabilités maritale et paternelle.
Quand elle était gentille, c’était une conquête sur elle-même, quoiqu’une bataille perdue d’avance. Est-il possible de vivre avec les paupières closes ? Nullement, et encore moins quand si tôt l’on s’est forgé dans l’adversité une telle exigence morale qui commande d’agir, de résister, dans une maison où la dépravation règne.
Dès lors, elle ne sera pas toujours gentille, autrement dit complaisante. Elle n’aura même de cesse, –quoique dans une intensité progressive élaborée avec virtuosité par l’écrivain – de mettre chacun face à ses devoirs. Quitte à aller beaucoup trop loin… Peu à peu, et de façon magistrale, nous l’observons s’enfermer dans ses peurs et ses névroses, s’éloigner du principe de réalité, et détruire ce qu’elle tenait tant à préserver.
Mais parce que Philip Roth est un grand écrivain, parce qu’au travers de la finesse de ses portraits se restitue une part de la complexité de nos existences et de nos psychologies, rien n’est jamais simple ni binaire. C’est ainsi que dans ses névroses, ses exagérations, la jeune femme sans concession pointe tout de même des vices bien réels et secoue une communauté où l’adultère, l’hypocrisie et les faux-semblants sont légion. Si bien que pendant toute une partie du roman son exigence morale peut même sembler nécessaire et salutaire. Néanmoins, et puisque rien n’est jamais simple, Philip Roth a construit autour de la jeune femme des personnages qui ne sont pas non plus les êtres immoraux et sans cœur au regard desquels l’excès de l’héroïne n’aurait plus eu la même signification. Certes, le père notamment est un ivrogne assez incapable, mais qui lutte et qui aime. La mère, le grand-père, sont d’une patience sans doute excessive avec lui, mais il n’est pas sans leur donner des gages. Ni anges, ni démons, simplement humains. Et c’est bien ainsi que, par contraste, peut se faire jour le rigorisme de la jeune femme, sa démesure névrotique. Le père et le mari, en tant qu’ils seraient des êtres incapables de s’assumer, devraient mourir. C’est aussi ainsi que l’on peut explorer les doutes et le tourment de cette jeune femme qui se rendra compte, trop tard, des déformations causées par sa souffrance…