Le premier roman de Raymond Federman, écrit en 1971, en anglais, est un objet extraordinaire.

Quitte ou double est un roman millefeuilles et milleformes : la première personne (le narrateur), un homme d’âge moyen têtu et déterminé, a décidé d’enregistrer l’histoire de la deuxième personne, un homme joueur, irresponsable et paranoïaque, écrivain potentiel, qui, avec les 1200$ (ou presque) qu’il possède, veut louer une chambre pendant 365 jours, y stocker tout ce qui est nécessaire à sa survie pendant cette période d’un an, et s’y enfermer pour écrire un roman, dont le protagoniste sera la troisième personne, un jeune homme juif de 19 ans, timide et sans expérience du mode de vie américain (dont les parents et les sœurs ont été exterminés dans les camps de concentration, mais ce n’est censément pas le sujet du livre), à son arrivée aux Etats-Unis en 1947.

L’écrivain, obsessionnel et très désorganisé, note et tente de calculer ses besoins pour 365 jours ; coût du loyer de la chambre, paquets de nouilles, sauce tomate, café, cigarettes, papier toilette… tandis que le narrateur enregistre aussi fidèlement que possible tous les éléments du roman qui viennent à l’esprit de l’écrivain, noms des personnages, scènes, principes de narration, même si beaucoup de tout cela semble « complètement incohérent, illogique, gratuit, fragmenté, esquinté, bordélique… »

Dans ce récit largement autobiographique (Raymond Federman perdit sa famille dans les camps, survécut car il était enfermé dans un placard, et émigra aux Etats-Unis en 1947), les quatre niveaux de narration – Raymond Federman et les trois personnes avancent et convergent de plus en plus, autour d’un paquet de nouilles, d’un micro-événement ou d’un mot, dans une narration d’un brio et d’une invention incroyables, qui donnent l’impression d’une imagination en ébullition constante.

Un véritable tour de force, par la déconstruction du récit et par la structure typographique, nouvelle à chaque page, un livre tour à tour désespérant et hilarant.

« Ça pourrait durer au moins six mois comme ça en faisant attention à chaque centime. Six mois la belle vie complètement cuit dans une chambre avec des nouilles au petit-déjeuner déjeuner et dîner et de la saucetomateunefoisdetempsentemps. Pour quoi faire ? C’est à vous rendre fou. Six mois comme ça c’est de la folie ! Imaginez à quoi ressemblerait une année de 12 mois – 365 jours dans ces conditions. Il serait impossible de tenir. Un type mourrait dans ces conditions. Et puis on trouverait le manuscrit en cours et inachevé au milieu des nouilles : The Diary of a Madman en anglais – Histoire d’un fou en français. Je vois déjà le type deux ou trois mois après avec une barbe jusqu'à la taille tournant dans la chambre comme un animal en cage. »
MarianneL
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 21 mars 2013

Critique lue 242 fois

2 j'aime

MarianneL

Écrit par

Critique lue 242 fois

2

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4