(Lu dans une improbable mais jolie édition de la Librairie Commerciale et Artistique de 1968).


Ha, sir Francis Drake. L'homme qui a fait le deuxième tour du monde (1577-1580), soixante ans après Magellan (et a réussi à revenir en vie, lui), pillant au passage les villes espagnoles du Pérou et de la Colombie, pour revenir et participer, huit ans plus tard, à la défaite de l'invincible Armada, ridiculisant Philippe II d'Espagne et servant fidèlement sa reine. Il y a des gens qui ont connu des vies plus ennuyeuses.


L'édition ne livre malheureusement pas de détail sur l'auteur du journal, visiblement un membre de l'équipage qui, à en croire internet, s'appellerait Francis Pretty. L'ensemble fait 150 pages, mais le journal de bord de l'expédition à proprement parler n'en fait que 70, divisé en deux livres (avant et après la traversée du Pacifique). Le troisième livre a une démarche différente, mais ne disposant pas d'une édition scientifique, je vais me lancer dans quelques conjectures, quitte à être ridicule. Rajoutons que le texte dont je dispose est la traduction française de 1627, faite par le chevalier F. de Louvencourt.


Le livre est agrémenté de quelques gravures. Il y a un attrait pour les animaux et les fruits exotiques, et il est aussi frappant de voir que l'équipage n'était pas parti sans un ecclésiastique qui faisait la messe à bord.


Le premier livre raconte le départ de l'expédition (au départ 5 navires) le 15 novembre 1577. L'expédition s'arrête au Cap-Vert, contrôlé par l'Espagne, pille au passage. Pendant la traversée de l'Atlantique, l'équipage observe des poissons volants et touche le Brésil le 15 avril. Massacre de pingouins et de phoques ("loups marins"). Arrivé dans la baie de San Julian (sur la route vers le détroit de Magellan), l'expédition croit voir des potences, trace de la mutinerie que Magellan avait dû affronter. Or c'est justement la même histoire qui se rejoue pour Drake : il doit exécuter Thomas d'Onghtie, qui tramait une révolte pour rentrer en Europe : la corrélation est significative. Le 20 août, entrée dans le détroit de Magellan. Le trajet sur la côte Pacifique, en remontant vers le Nord jusqu'à la Californie, est très facile à suivre, les toponymes n'ayant pas changé. Surtout, il est presque comique de voir le compte-rendu régulier du pillage de ports espagnols qui recevaient l'or extrait des mines du Pérou. Valapraiso, Terrapaca, Arica, Lima, Guatierca, toutes ces villes et plusieurs gallions se délestent de leurs métaux précieux (le poids est à chaque fois précisé). Puis Drake débat avec son équipage : faut-il continuer plus au Nord et prendre la route des Moluques, ou rebrousser chemin ? Après la pagaille qu'ils ont menée, les Anglais décident qu'il est plus prudent de sauter dans l'inconnu en faisant route à l'ouest. Ils remontent ainsi jusqu'au 42e degré Nord, essaient de passer par le pôle Nord mais reculent devant le froid et décident, en juin 1579, de s'installer chez un peuple accueillant, sans doute en basse Californie.


La deuxième partie est bien plus courte et inégale. Le scripteur parle du bon contact qu'eut l'équipage de Drake avec les habitants de cette terre située probablement en Californie, dont le roi accepte de se soumettre à la couronne d'Angleterre. Drake rebaptise la terre Nova Anglia, y laisse une plaque métallique attestant des prétentions anglaises, et quitte ses hôtes, tristes de son départ. Le 13 octobre 1579, ils arrivent sur des îles du Pacifique à 8 ° Nord (les îles Marshall ?). Il mentionne ensuite les Philippines et mindanao, puis les Moluques (Tidoré, et la Portugaise Ternate, dont on amadoue le roi avec un manteau de velours). Des canoés du roi défilent devant le bateau. On est reçu au château du roi, on fait commerce, après quoi on repart vers les Célèbes, où l'on raccoutre les bateaux. Le chemin passe ensuite par Madura (près de Java), dont l'expédition apprécie la toile (déjà du batik ?), puis par Java, aux moeurs musulmanes, aux habits colorés et aux nombreuses maladies vénériennes "à cause de la liberté des femmes". Le récit se ramasse ensuite : l'équipage passe le cap de Bon Espérance le 18 juin 1580, s'arrête en Sierra Leone le 22 juillet arrive le 3 novembre en Angleterre.


La troisième partie, qui me pose problème tellement on dirait une addition. De quoi s'agit-il ? D'une sorte de catalogue ethnographique de tous les peuples non-Européens. Or certains de ceux qui sont décrits ne correspondent pas du tout au trajet de Drake. On trouve certes la description des coutumes des habitants de Macassar (avec des allusions à la légende du Prêtre Jean), d'Aden, d'Abyssinie (= l(Ethiopie), du Monomotapa, du Congo (description du zèbre), de l'île de Loanda (Luanda ?), et plus loin du royaume de Calicut, de Coromandel (côte indienne face au Sri Lanka), du Bengale,qui étaient bien sur le trajet du retour, et dont l'évocation, vu l'aspect lapidaire de la deuxième partie, pourrait faire sens comme un oubli rajouté après-coup.


Mais on trouve ensuite une description des Arabes d'Arabie Pétrée, d'Arabie Heureuse, de l'empire du Grand Mogol, du royaume de Pegu (Birmanie ?), du Siam, de la Perse, puis des Turcs (qui cumulent tous les défauts, de la sodomie pédophile à la bêtise et la paresse), ensuite des Polonais, des Hongrois, des Lituaniens, des Allemands.


Et le narrateur prétend que tous ces peuples étaient sur le chemin du retour des bateaux de Drake, ce qui est chronologiquement et géographiquement aberrant. Le désordre géographique de l'exposé suppose à mon avis un travail de compilation (pas inintéressant, les différences culturelles sont parlantes) qui donne l'impression que l'ouvrage, arrivé au terme du récit de l'expédition, a voulu faire concurrence au Livre des merveilles de Marco Polo. Mais cela reste une conjecture de ma part.


Ce qui ressort de ce récit de voyage inégal et remanié, c'est le formidable sentiment de saut dans l'inconnu de ces hommes, qui vivaient dans leur bateau comme dans une forteresse abordant des territoires inconnus (au fond assez peu hostiles, si on met bien sûr de côté les territoires espagnols, pour ce qui en est rapporté). Chaque abordage était un pari, l'attitude des autochtones étant une grande inconnue, dont l'interprétation était cruciale. Drake est plutôt mis en avant (si on compare avec le journal de bord de Magellan, où le capitaine est moins mentionné).


Comme dans tous ces récits de voyage, on ressort frustré de ne pas avoir davantage de détails, de devoir combler par l'imagination les ellipses du récit, de se résigner à voir ses innombrables questions sur ce que devaient être ces territoires encore relativement préservés de toute ingérence occidentale demeurer à jamais sans réponses. Cependant, par rapport à Magellan, on est déjà sur des territoires un peu plus balisés. La globalisation fait imperceptiblement sentir ses premiers frémissements.

zardoz6704
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le 9 août 2018

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