Pour ma génération, Nicolas de Condorcet est un semi-oublié. On sait qu’il est important, puisqu’il y a un fameux « lycée Condorcet » à Paris. On sait parfois qu’il a écrit Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, juste avant de mourir par la Révolution, alors même qu’il avait soutenu cette Révolution. Parmi les grandes rues et places françaises, il est aussi inconnu du grand public que Monge, Berthollet ou Lavoisier, qui furent ses fameux contemporains.
Cela provient d’un premier fait : Condorcet ne fut pas écrivain de récits. Diderot, Rousseau, Voltaire et Montesquieu sont célèbres aujourd’hui en premier lieu par leurs œuvres de fiction. Ses réflexions sont techniques : mathématiques, physique, économie et finances, droits, théorie politique. Nombre de ses textes principaux sont des discours, difficiles à réunir dans des éditions ayant une apparente logique ; Condorcet est d’ailleurs peu édité, et je ne le lis que via Wikisource. De ses théories, qu’a-t-on retenu ? Difficile à dire, si ce n’est que son titre principal induit l’idée de « progrès », battue en brèche par toute la philosophie du XXe siècle. On le classerait vite dans les vieilleries, et même dans les vieilleries de second ordre.


C’est à la suite de la lecture de *La Sonate à Bridgetower*, le beau récit d’Emmanuel Dongala, que je me penche vers Condorcet. Dongala rend avec vivacité, et une certaine forme de tendresse, l’atmosphère intellectuelle qui précède la Révolution française, dans son effervescence et ses contradictions. Condorcet attire Frederick de Augustus par son pamphlet publié sous pseudonyme et intitulé Réflexions sur l’esclavage des nègres. Nous, contemporains, jetons un œil sur 1789 en se posant centralement des questions qui ne sont pas celles de nos aînés ; Dongala pose certes les questions économiques et politiques, mais sur le même plan que la question coloniale et que la question féministe (Olympe de Gouges est également un personnage essentiel), deux questions qui nous obsèdent, et dont le peu de présence chez les écrivains du passé tournés vers 1789, nous étonne finalement, -mais eux aussi seraient étonnés de nos angles de vue. 
La courte « Préface des éditeurs », au seuil des *Réflexion sur l’esclavage*, nous indique une information importante, à savoir l’absence de recherche stylistique. Sous l’apparence de la modestie, c’est tout un problème littéraire qui est soulevé. Il s’agit non pas d’un pamphlet, dans lequel on trouverait de la verve à la Voltaire, mais bien d’une démonstration logique. L’essentiel est la clarté du propos. Le style passe derrière le propos, à cause de son urgence.
L’essentiel de l’ouvrage est une réfutation, technique traditionnelle et efficace de l’argument. Condorcet va prendre un par un les arguments de défense de l’esclavage, et les écraser. Cela concerne d’abord les chapitres I à VI. Le deuxième morceau consiste à envisager l’abolition et ses conséquences ; avec, au-milieu, une proposition pour abolir l’esclavage par degrés, qui est sans doute la partie la plus faible de l’ensemble (chapitre IX), car c’est une sorte de concession faite à ses adversaires, mais avec des propositions peu réalistes. Le chapitre XII est un bouquet final dans lequel on revient aux réfutations, en allant plus vite d’un argument à l’autre que dans les six premiers chapitres.
Condorcet part donc tout d’abord des constats classiques de l’anti-esclavagisme, depuis Montaigne : 1° L’esclavage est injustifiable d’un point de vue moral. 2° Aux colonies, les véritables « sauvages » sont les Européens. Mais il laisse aussi affleurer des éléments plus profonds, à savoir : 1° Le fait que l’esclavagisme soit un système. 2° La situation d’absence de contrôle de la métropole sur les colons, eux-mêmes souvent en roue libre dans la violence, -et même les « bons » colons sont dépassés par leurs régisseurs, qui conservent et entretiennent les habitudes de violence dans le rapport aux esclaves. 3° Ce deuxième point vient du fait que l’Europe a envoyé ses rebuts dans les colonies, dans le double but de s’en débarrasser et d’accroître sa puissance. Ce principe systématique entraîne tous les autres problèmes. 4° La colonisation est une absurdité (en plus d’une horreur) même en termes économiques. Les apports économiques macro-structurels de l’esclavage et de la colonisation sont largement surrestimés ; ce sont seulement quelques colons qui s’enrichissent, aux dépens de tout le monde, y compris de la métropole. Ce dernier argument est certes le moins efficient dans l’absolu, mais vient donner un point final : même d’un point de vue extra-moral (le reste du propos étant évidemment moral, là n’est pas la question), c’est une folie.
Enfin, le dernier élément qu’effleure Condorcet est l’absence de la parole des esclaves dans les débats concernant l’esclavage. Il n’en fait pas le centre de son propos, et c’est plutôt nous qui y portons attention, obsédés que nous sommes par la question des « concernés ». L’exorde comme le premier chapitre insistent sur ce regret de ne pas avoir plus de récits de « concernés ».
Comment ne pas revenir, à la fin de cette réflexion, sur les premières lignes, qui sont le passage désormais le passage le plus connu :

« Mes amis,
Quoique que je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe, car pour les Blancs des Colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer avec vous, je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les Îles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait. »

Clment_Nosferalis
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le 30 déc. 2021

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