Recueil de six nouvelles, dont la rédaction s'étale sur quarante ans, Régime Végétarien situe son auteur à travers les Corées du XXème siècle et, si les arrières-plans de l'Histoire sont présents, latents, derrière chaque récit, si l'oppression presque silencieuse d'une armée omniprésente y hante chaque page, c'est toujours autour de l'humain que les narrations s'échafaudent et ne nous racontent jamais rien d'autre que 


la triste et désespérée vacuité de l'existence.



Lee Je-Ha semble être un auteur du déchirement résigné, reflet calme, presque apaisé d'un pays ensanglanté, mortifié et finalement verrouillé sur le 38ème parallèle.


Le premier récit narre les dernières errances, entre désillusions amères et résignation sourde, d'un mutilé de guerre contraint par ses propres démons à renier sa fiancée, Le Chien Jaune c'est cet homme qui n'a plus le goût de rien et tente vainement de se jeter sous les roues des véhicules à sa portée. Suit Un Fils, où un jeune conscrit ne supportant les privations et les négations individuelles de l'armée décide d'appliquer une vengeance animale, irraisonnée. Lee Je-Ha discourt là 


de la faiblesse disruptive des hommes



autant que de la vacuité prévisible et inévitable des petites rebellions égotiques dans ce pays où chacun doit honorer la place qui lui est échue.



 Ce monde où, dès la naissance, on est moqué, ridiculisé, attaché,
où on doit se laisser manipuler comme des marionnettes, oui, je peux
vous expliquer ce qu'est la vérité de ce monde. Vous souhaitez tous
terminer le plus vite possible votre service militaire, aller coucher
avec votre femme, avoir une famille et des enfants, gagner de
l'argent. Mais en fait, vous subissez ces traitements qu'on vous
impose, vous marchez comme des automates, vous vous laissez
ridiculiser, vous vous faîtes cracher dessus et vous finirez tout
recroquevillés dans un lopin de terre de moins de trois mètres
carrés. 



Sous La Pluie, Lee Je-Ha met en scène un trio de jeunes voleurs insolents et insouciants qui tente de se rire de leur propre misère jusqu'à ce qu'ils ne découvrent leurs propres faiblesses dans le regard les uns des autres, c'est encore une fois l'inconsistance et le manque d'assurance qui pousse l'un d'eux à l'abandon, celui de celle qu'il aime aux bras de son compagnon, celui de soi au désespoir inexorable qui ronge l'immobilisme d'une société incapable de proposer quelque rêve que ce soit. Comme si l'auteur venait confirmer d'un récit tragique, 


l'incapacité de l'homme à croquer pleinement en son destin.



Condamné vainement à un Régime Végétarien : le père du narrateur en entame justement un tous les quatre ans à l'occasion de sa nouvelle candidature aux élections locales, sans succès malgré tous ses efforts et la noblesse bienveillante de sa démarche, éloignée des propagandes officielles. Ici l'auteur glisse dans les rouages gras de la politique coréenne, dévoile les allures divertissantes d'une démocratie de façade où la manipulation ingénieuse des masses gère efficacement la bêtise populaire. Et fait le constat de l'impossibilité de faire évoluer les choses en son pays et dans toute démocratie d'apparat tenue par des intérêts supérieurs à ceux du peuple, la différence s'offrant toujours au ridicule, à la vindicte, paraissant toujours d'extravagance comique.
En voyage À Sorrente, l'auteur place son narrateur sous l'assaut inconfortable de déjà-vus qui viennent réveiller quelques regrets enfouis, joue de l'irruption du passé aux détours des foules pour illustrer



l'inexorable échappée de nos vies



qui ne savent ni s'arrêter, ni même se reposer.



 Plus l'effort pour retrouver le souvenir est intense, plus les
bribes conserves dans la mémoire s'effilochent et plus les vagues
traces résiduelles qu'elle conservait encore s'évaporent. (…) Notre
représentation de l'espace et du temps en tant que repères stables est
une idée fausse : nous avons une remarquable aptitude à la
versatilité, nous rusons, nous sommes changeants comme le caméléon qui
met toute son énergie à se protéger. 



Le dernier récit, et le plus récent, Dame Coucou, joue de ce même mécanisme avec l'apparition d'un fantôme canin au cœur du morne quotidien d'un veuf isolé, et présente la seule note finale quelque peu positive, porteuse d'un tout petit peu d'espoir.
L'atmosphère développe un réalisme fantastique propre à cet extrême-orient qui n'oublie pas la magie phénoménale d'une mystique millénaire tout en s'efforçant à chaque pas d'intégrer les impératifs troublants et exigeants d'un siècle qui impose la modernité et la mondialisation sans se soucier des déroutes individuelles qui essaiment alors partout


où l'incompréhension portent à la désillusion.



Lee Je-Ha se fait là chantre de ces résignations puissantes, voix murmurée des errances tristes face à la vacuité à laquelle l'ignorance, la négation, les condamne. Si le propos n'est guère gai, la prose enchante, coupe, transporte, souffle.
Vibre.

Créée

le 17 janv. 2019

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