N'attendez pas de ce livre une synthèse exhaustive et contextualisée de l'intervention française au Rwanda en 1994. Ce que vous avez ici, c'est un récit au jour-le-jour d'une Opex (Opération Extérieure), récit reconstruit à partir de carnets de notes. Il y a des cartes, et un lexique afin de comprendre les nombreuses abréviations militaires touchant au dispositif ou au matériel (avec même de mignons petits dessins vous montrant la forme des engins et des armes). C'est une écriture d'homme, avec des phrases courtes, détaillant les choses vues en temps réel, avec les détails nécessaires concernant la topographie, les conditions climatiques, les intentions de chaque acteur, etc... Les chapitres sont courts, centrés sur un événement significatif, avec en tête de chapitre le lieu et la date, souvent même l'heure. Ne serait-ce que pour quelqu'un qui apprécie l'histoire militaire, ce livre est incroyablement prenant. On voit ce qu'est le quotidien d'un officier, qui ne cache pas d'ailleurs ses inquiétudes pour ses enfants qu'il laisse derrière, etc...


C'est aussi un témoignage qui à bien des égards a demandé du courage. D'abord évidemment au vu de la tradition de réserve de la Grande Muette : Guillaume Ancel a attendu d'être sorti des opérations et d'être persuadé que personne, à part le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, n'avait porté l'ambiguïté française à la lumière. Ensuite parce qu'Ancel n'a pas de pudeur sur les manquements qu'il a pu commettre, et certains ne sont pas petits. Si aller piquer un petit groupe électrogène à une équipe de TF1 pour soulager ses hommes en carafe est véniel, avoir laissé tuer par un groupe d'intervention des miliciens qui ne présentaient pas une menace ouverte sur le moment mais dont le chef portait le gilet pare-balles d'un copain est assez problématique, tout comme le fait de menacer un autre avec une arme.


Cependant la préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, auquel d'ailleurs l'auteur rend hommage pour ses encouragements à publier, montre bien que ce témoignage est nécessaire, vital pour faire avancer les mémoires du rôle de la France dans l'intervention du Rwanda, à propos desquelles nous restons d'une pudeur de violette.


Où se situe le coeur du problème ? La thèse officielle de la France, à laquelle béatement je croyais également, est encore que la France a créé une zone-tampon humanitaire, qui a permis aux populations tutsis de fuir vers le Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo). Tout au plus souffle-t-on qu'en permettant au FPR (Front Patriotique Rwandais, l'armée des tutsis qui luttait contre les génocidaires) de se replier au Zaïre, il a permis à la guerre dans cette région de se pérenniser, mais que la France a été la seule à intervenir, lors de l'opération Turquoise.


Or c'est tout autre chose que raconte Guillaume Ancel. Lorsque le 22 juin 1994, en base à La Valbonne, il reçoit l'ordre de rejoindre le 2e REI dans le cadre de l'opération Turquoise, c'est à titre d'officier spécialiste de FAC (Forward Air Control), c'est-à-dire faisant du repérage au sol pour une mission de bombardement aérien. Bombarder quoi ? Bombarder une colonne du FPR qui remonte à l'est de la forêt de Nyungwe. Mais au dernier moment, avant que la mission n'entre en action, retournement complet de situation. L'attaque est décommandée, et dans des conditions improvisées, avec un matériel inadéquat (notamment des unités spéciales qui étaient là pour rentrer dans le lard de ceux qu'on leur désignerait), l'armée française va essayer d'établir, vaille que vaille, une zone humanitaire démilitarisée. Chargé au départ de bombarder le principal groupe armé tutsi, les militaires français s'improvisent protecteurs de camps de réfugiés de ces mêmes tutsis. Après enquête, Ancel découvrira que le contrordre, au départ prétexté par une erreur logistique, venait du PC Jupiter, donc de l'Elysée même.


La phrase-clé se situe p. 51 : "J'étais le responsable des frappes aériennes, [le capitaineTabal] me propose de devenir "le responsable des frappes humanitaires", ironisant sur la tonalité nouvelle et un peu surprenante de notre intervention, car c'est la première fois que nous entendons parler d'humanitaire". Du coup, en tant qu'officier FAC, Ancel devient inutile, mais il est rattaché au lieutenant-colonel Garoh, qui centralise les demandes de recherche de rescapés dont on est sans nouvelle. La suite du livre retrace certaines de ces opérations, parfois palpitantes, toujours sous tension, car le désordre est grand et il est fort difficile de faire le tri entre groupes armés. Je n'entre pas dans le détail, cela fait partie de la saveur du livre et c'est fort dense.


En dehors de cette volte-face, il y a encore un autre point troublant. L'armée française a commencé à désarmer tous ceux qui demandent à passer la frontière vers le Zaïre, que ce soit à Goma ou à Bukavu, à chaque extrémité du lac Kivu. En juillet, Ancel répond à des journalistes que les armes sont gardées en attendant qu'on vienne les réclamer. Mais il apprend le même jour que plusieurs conteneurs d'armes ont été envoyés aux FAR, c'est-à-dire l'armée régulière du Rwanda, celle qui soutient le régime génocidaire. L'idée est que leur rendre leurs armes permet d'éviter une implosion qui les pousserait tous vers les milices. Vision court-termiste ubuesque, que certains empêcheront en partie en balançant désormais les armes saisies dans le Kivu, mais d'après les estimations d'Ancel, les quantités livrées sont supérieures aux quantités saisies, ce qui suppose un achat d'armes par la France.


Alors, que penser de tout cela ? L'armée, bien sûr, n'a fait qu'obéir, d'autant que le terme de "génocide" n'est pas apparu tout de suite. Ce qui semble, c'est que pendant plusieurs semaines fin juin, le gouvernement Balladur a caressé l'idée de maintenir au pouvoir les forces des FAR, alors même qu'elles encourageaient au génocide. Si l'on rajoute à cela les zones d'ombre qui subsistent autour de l'opération qui déclencha le drame, l'assassinat du président Habyarimana par un tir de missile air-sol sur son avion, il y a de quoi être profondément troublé (dans les annexes, les remarques d'Ancel sur le rapport concernant cet attentat sont frappées au coin du professionnalisme). Vers la fin du livre, Ancel revient sur le silence des politiques, sur les pressions qu'il a subies pour atténuer son témoignage devant la commission d'enquête parlementaire qui l'a auditionné, ou encore le silence crispé d'Hubert Védrine, rencontré par hasard lors d'un salon du livre (pourtant à l'époque, c'était Juppé le ministre des affaires étrangères).


Ce livre est un coin enfoncé dans un mur de silence. Espérons que les fissures grandiront, que les archives seront entièrement déclassifiées et que la vérité éclatera, et pas seulement sur les points mentionnés (sur l'opération Amaryllis, par exemple). Miterrand ? Balladur ? On rêverait de connaître le rôle de chacun.

zardoz6704
8
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le 6 août 2019

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