Ça ressemble toujours un peu à des livres de science-fiction, les romans qui traitent des procès staliniens. Il faut s'accrocher ferme à la couverture parfois, des deux mains, pour ne pas jeter le livre à travers la pièce, c'est à peine si l'on peut croire ce qui se joue là sous nos yeux. Comment annihiler un homme sans même le toucher. Jusqu'où peut aller la mauvaise foi, le mensonge, l'appétit de pouvoir, la torture psychologique. Comment la paranoïa d'un seul homme, relayée par la lâcheté et l'abjection de quelques centaines de pantins, peut mettre en branle un rouage immense et dérisoire à la fois, une machine folle qui va déchiqueter et anéantir des millions d'âmes grâce à une recette aussi simple que terriblement compliquée : le pervertissement total et absolu de la parole.


S'il est minuit dans le siècle fut écrit en même temps que le Zéro et l'Infini (soit à peine quatre ans après les grands Procès de Moscou). Le contraste est étonnant. Si Koestler décrypte avec une précision d'horloger, et jusqu'à l'écoeurement, la méthode stalinienne, Serge, lui, l'utilise plutôt comme un motif musical. Une effroyable basse continue discordante, qu'on ne peut oublier, qui menace d'engloutir la mélodie, mais qui par contraste la rend d'autant plus belle.


Le roman de Koestler est glaçant, celui de Serge est poignant. Il est fugace et profond : tout n'y fait que passer et pourtant la vérité qui se dégage de cette plongée dans le quotidien de quelques bannis est bouleversante. On dirait que, depuis le centre de l'horreur, Serge serre les dents et se dit "ça va passer". Si l'Infamie peut aller si loin, il faut croire que la Pureté est aussi forte qu'elle, dans la direction inverse. Ce combat entre deux forces aveugles, Serge ne le chante pas en théoricien, en politique, en psychologue. Son roman est incandescent, il se nourrit du désespoir et de l'utopie, il ouvre toutes les portes, toutes les fenêtres, il se couche sous les étoiles les yeux écarquillés, les poumons en feu. Face aux caves suintantes d'hypocrisie et de merde, Serge remplit son livre de grand air, de rivières glacées, de baisers fous, de regards bleu acier. Une poésie de l'instant et de l'éternel, du minuscule et du cosmique, comme seule réponse à la folie des trop puissants.

Chaiev
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le 29 août 2012

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le 29 août 2012

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