Sablier
Sablier

livre de Danilo Kis (1972)

L’auteur s’est basé sur une lettre paternelle retrouvée après la guerre. Il n’y a ni unité de style, de lieu ou de temps. Seuls planent soixante-dix-sept fragments numérotés qui recomposent une unité historique du point de vue de la victime, des policiers, et d’un observateur neutre. S’y adjoignent diverses correspondances privées et autres extraits administratifs. C’est bien souvent au lecteur d’enquêter pour savoir de quoi il retourne exactement. Sa place est éminente dans l’actualisation du récit.
La table des matières finale révèle seule la factualité du récit. À savoir la déportation et l’élimination d’un individu, le personnage principal. Il n’y a pas à proprement parler de tragédie au fil des pages. La victime est perçue et présentée comme folle, alcoolique, négative, délirante. Il s’avérera qu’elle dit vrai et que la folie est autour d’elle. L’étrangéisation qui frappe le récit contamine le lecteur en une forme de brouillage qui ne permet pas de saisir directement ce qui a lieu. Qui s’exprime ? Qui vit ? Qui meurt ? Rien n’est accessible en soi. Rien ne se dévoile ni ne se nomme vulgairement. On s’interroge, l’on interprète, souvent à perte.
« Les ombres vacillantes décomposent le bord des objets et brisent la surface des volumes, éloignant le plafond et les murs au gré de la flamme dentelée qui tantôt s’épanouit, tantôt languit, comme mourante. L’argile jaune du sol se soulève telles les planches au fond d’une barque qui coule et sombre ensuite elle-même dans l’obscurité, comme submergée par une eau trouble, sale. La pièce tout entière vacille, s’élargissant ou se rétrécissant, ou se déplaçant simplement de quelques centimètres de droite à gauche et de haut en bas, tout en gardant le même volume. »
P.13
Roman abordant l’éclatement de l’identité, de la substance, et donc du rapport à une époque donnée, il constitue l’exact contraire des récits documentaires à caractère dramatique qui emplissent les écrans occidentaux. Épargnant au lecteur tout pathos, il ne prétend pas parler au nom d’une quelconque victime ou d’un peuple en particulier. Absolutiste dans ses intentions, il plane autour de l’indicible comme un Dieu venu du ciel se déploierai à travers les murs et les lettres, sans un mot ni une ombre derrière lui.
Les archives dévoilées dans l’ultime lettre d’Edouard Sam, ancien inspecteur des chemins de fer yougoslaves et père réel de l’écrivain, ont contribué à la constitution du livre. Comme le contenu de sa valise. Mais la gageure de ce Sablier est d’approcher le processus totalitaire ni par le silence pur, ni par l’effroi spectaculaire ou fascinant, mais bien plutôt en rendant compte par un chevauchement textuel subtil de l’irréversible arbitraire. La dissonance des voix qui se démultiplient au fil des fragments disparates engloutit et stimule en un même élan la lucidité du lecteur.
Une forme qui évoque la dialectique négative d’Adorno, au service d’un dispositif, qui, de négation en incompréhension, d’impossibilité en non-dit, induit le réel qui vient tout incarner, sans forcer ni signifier grossièrement.
Kis ne croit pas en un quelconque ordre des choses et des phénomènes censément linéaire, avec un début, un milieu et une fin. Il croit au chaos et c’est ce chaos qu’il propose en une décharge de récits parallèles tirés d’une glaise pré-humaine.
« Et ces faits, ces journaux, disent clairement que tout est foutu, et que, bien avant que les Alliés aient pu remuer le petit doigt, les Cavaliers de l’Apocalypse viendront nous chercher. Si nous ne crevons pas d’ici là. De faim, de désespoir, de peur. Voulez-vous savoir, hein, à quoi ressembleront mes fameux Cavaliers de l’Apocalypse, ces monstres prétendument nés de mon cerveau dérangé ? Bien que je décèle de l’ironie dans votre ton, bien que je lise dans vos pensées, je vais vous répondre sans ironie : ce sera quatre beaux gendarmes sur des chevaux blancs, armés de carabines et de baïonnettes. »
P.246


Seul le passage du temps permet aux protagonistes de comprendre, à travers leurs cauchemars alcoolisés, ce soi qui leur ressemble tant et répète inlassablement les mêmes erreurs. La réminiscence des chansons, des décennies plus tard, vient tarauder la mémoire. L’homme sautille comme le chien, il voltige dans son ignorance en cercles concentriques, comme un pigeon stupide. Tout ce qu’il déclare est retenu contre lui, et il s’agit de prendre le mauvais train pour la mauvaise destination, en un tableau de voyage sans ticket de retour. Et rien ne garantit une émotion d’empathie, ni une compréhension qui porterait on ne sait quelle morale de rédemption littéraire. Alors, Sablier, roman de déconstruction pure ? L’écriture du négatif porte bien l’unité d’une reconnaissance, car elle porte l’universalité de formes extérieures articulées autour de subjectivités conditionnelles.
« Il faut que la Chose totale soit là dans ces conditions, ou toutes les conditions sont requises pour son existence ; car Toutes constituent la réflexion. »
Science de la Logique, op.cit., II 141.
Hegel.


Tout au long de ces fragments, le statut des personnes semblent indiciblement se modifier, telles des figures libres patinant sur la glace du hasard. La technique de la juxtaposition des récits semble chargée d’assurer le caractère singulier des êtres et situations, aveugles à eux-mêmes, emportés vers cette totalité chaotique et non linéaire.
La victime doit justifier de son existence, et plus elle la décrit aux autorités, plus elle s’enfonce :
« Pourquoi, un mois plus tôt, n’avait-il pas accepté les chaussures (ayant appartenu au défunt Moric) que lui proposait sa sœur Olga, veuve du défunt Moric ? Car il croyait à la venue de jours meilleurs (optimisme) ; car il ne voulait pas porter les chaussures d’un mort (superstition) ; car elles ne lui plaisaient pas (esthétisme) ; car elles étaient trop petites pour lui (réalisme). »
P.204
Les êtres ne se conjuguent pas avec harmonie mais dans le dissemblable et le rejet cyclique.
« Il n’y a pas de meilleure preuve que la conviction ! Donc, lorsqu’il dit que « cette œuvre de Dieu (l’apparition de Jahvé à Noé) n’est rien d’autre que la réfraction et la réverbération des rayons du soleil à travers les gouttes d’eau (sic) e suspension dans les nuages », je ne peux opposer à son argument positiviste que ma conviction contraire (en restant d’ailleurs dans le cadre du raisonnement positiviste : ce n’est rien d’autre qu’un rêve ou : ce n’est rien d’autre que ce que c’est en soi, c’est-à-dire le mot et la parole de Jahvé, Son visage. »
P.245.
Lors de ce passage, le narrateur reviendra sur l’idée que tout est déjà foutu puisque son entourage ne daigne pas croire en ce qu’il croit. La perception assez récurrente qui vient consteller tout le roman est ce rapport au non humain, au délitement des relations humaines ordinaires qui vient frapper une société en guerre, une guerre sourde mais qui contamine l’intime des foyers, radicalise et effraie le moi, créant confusion entre ce dernier et son écosystème. Les allusions à la misère viennent cribler les lettres à une sœur, cette misère qui est le corollaire de la guerre et vient amplifier la régression paranoïde de ce Sam. L’angoisse de se révéler inhumain ou d’être considéré comme tel par les forces de répression accélère la précarité du personnage central, précarité tendant à son effacement pur.
Pourtant, il aspirera à s’inscrire dans le temps, et mieux, dans l’éternité :
«J’ai eu une vie plus belle et plus riche que la vôtre grâce à la souffrance et à la folie, et je souhaite mourir tout aussi dignement, comme il sied à ce grand moment au-delà duquel cessent toute dignité et toute grandeur. Mon cadavre sera mon arche, et ma mort un long périple sur les vagues de l’éternité Un rien dans le néant. Et que pouvais-je opposer d’autre au néant, que cette arche sur laquelle j’ai souhaité réunir tout ce qui m’était proche, hommes, oiseaux, fauves et plantes, tout ce que je porte dans mon œil et dans mon cœur, dans l’arche à trois étages de mon corps et de mon âme. »
P.250
Avant d’être repris par un système qui décidément, ne voulait pas de son être là.

ThomasRoussot
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le 14 mars 2019

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