Sainte Rita, de Tommy Wieringa, belle découverte due à lecteurs.com et ses chroniqueurs de la rentrée, se présente comme une chronique villageoise, un roman d’amitié et de filiation. Or, dès les premières pages, je découvre que la vie se traîne à Fagne-Sainte-Marie, petit village en perdition dans l’est de la hollande. L’amitié entre Paul et Hedwiges a le relent d’une camaraderie de gosses depuis toujours laissés pour compte par les copains d’alors. Celle, mal entretenue, entre Paul et Rita est codifiée par le bordel qui emploie cette dernière et la filiation qui unit Paul et son père Aloïs est le reliquat du naufrage familial consécutif au départ de la mère avec un russe tombé du ciel avec son avion en plein champs de maïs ! Non, vraiment, pas de quoi bondir de joie, tomber en addiction livresque ou chercher à s’identifier à tel ou tel personnage.
Il me faut donc chercher à mieux comprendre, à deviner l’intention de l’auteur ou, à défaut, me laisser interpeller par les questions que soulève ma propre lecture…
Je poursuis donc cette entrée dans l’intimité de Paul et, bonne surprise, je découvre chez Tommy Wieringa une écriture en trompe-l’œil. Si on amalgame tout ce qui est dit sur le passé de la région et son présent, la vie communautaire d’antan et le déclin actuel des affaires, l’installation au village d’une économie chinoise sans intégration réelle de la communauté asiatique, l’exode rurale et le fossé qui se creuse entre ceux qui s’efforcent d’avoir une longueur d’avance sur leur temps et ceux qui n’arrivent pas à le rattraper, ce n’est pas l’image d’un bled de l’est hollandais que l’on perçoit, c’est une métaphore notre vieille Europe. C’est elle qui se délite ici alors qu’elle se revendique être à la pointe ailleurs. Fagne-Sainte-Marie est l’image d’un monde fatigué dans lequel les uns se perdent tandis que d’autres, opportunistes s’y retrouvent.
Et comme dans toutes les communautés restreintes mais divisées, les moteurs relationnels sont la méfiance, les rancœurs, la jalousie, l’étalement de la puissance et le marquage des uns par les autres. Et, dans la mouvance de ces villages comme du monde, il y a toujours les esseulés, repliés sur eux, ne sachant pas trop comment se situer, bourrés de rêves mais sans l’énergie nécessaire pour les transformer en projets. Ils subissent, acceptant finalement tout jusqu’au jour où ils exploseront devant trop d’injustices ou de mépris à leur égard. Alors, ils tueront ou se feront tuer !
Au cœur de ce village, de ce monde, Paul a observé son père ayant connu une longue époque de rude vie campagnarde. Un temps où le temps ne semblait pas prendre une ride, où l’église rassemblait ses ouailles le dimanche tandis que le café lui faisait concurrence toute la semaine. Chaque hiver, il a connu sans les dominer, les canaux gelés et l’élégance de son père patineur. Il connait la récolte des pommes de terre, des navets et des choux à la sueur du front et des courbatures du travailleur. Et, sans en prendre vraiment conscience, Paul est pris, avec son village, dans une grande chaîne de dominos cascades qui tombent sous l’effet de la contagion du rêve d’une vie loin des labeurs et des labours, d’une vie tout confort où l’argent n’est plus le fruit d’un travail mais le moyen de ne plus devoir travailler. La modernité est passée par là. Pas loin en tous cas et elle a creusé un fossé inconcevable dans ce plat pays qu’est la Hollande, fossé dont il ne sortira jamais ! Il y a maintenant ceux qui vivent ailleurs, qui fuient la lourdeur des boues qui collent aux sabots et ceux qui, restés, exploitent les quelques niais comme lui qui n’ont rien compris aux trafics en tous genres : drogue, sexe, magouilles et fanfaronnades de comptoirs. Ce désert économique de l’Est hollandais, ce bled perdu au cœur même du Continent, c’est la plaie d’une Europe fatiguée, d’un cancer économique qui la vide de son sang et de son sens. Les chinois s’installent chez nous et nous exploitent, le curé est importé du Brésil et ne sauve plus les âmes, la drogue circule mieux que les ambulances et le sexe ne se partage plus, il se vend et remplit le réservoir de la voiture rouge au cheval cabré du mafieux local.
Tommy Wieringa décrit notre vieille Europe et ses dysfonctionnements, avec, au cœur du récit, ceux qui n’ont rien vu venir, ou n’ont pas pu faire face et qui se retrouvent en perdition face à l’accélération sans borne du changement. Comment trouver une place ?
L’histoire de Paul, de Hedwiges, de Rita et des autres se laisse lire d’autant que l’auteur y développe un humour subtil, avec un sens de la formule et du raccourci qui font sourire. Une belle manière d’aborder cette tranche d’histoire relative au changement, au temps qui passe alors que nous restons… Mais, ce n’est pas le plus intéressant à mes yeux. En effet, comment ne pas être sensible à ce regard de l’auteur sur la solitude de nos vieux, le manque d’aide apportée aux aidants, les blessures que la vie impose à tous ceux qui n’ont pas réussi à vivre selon le modèle consensuel qu’ils n’arrivent ni à identifier, ni à comprendre, encore moins à endosser ?
Si le lecteur accepte de ne plus attendre d’un auteur qu’il lui coupe le souffle à chaque page, qu’il le précipite dans une tension extrême et qu’il l’amène, sous addiction, à une fin inédite, toujours angoissante, inventive, sordide, apocalyptique, bref, une fin digne d’un thriller, ce roman peut ouvrir un espace de réflexion sur les modes de vie qui structurent notre quotidien et qui interpellent Sainte Rita à propos de l’aide qu’elle pourrait apporter à la cause désespérée de notre petit monde d’aujourd’hui !

Créée

le 2 sept. 2019

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