Drôle, poétique ou poignante, l’auberge espagnole des souvenirs de Kiko Herrero.

Dans ce premier livre d’essence autobiographique écrit en français et publié en 2014 aux éditions POL, Kiko Herrero exhume des souvenirs de sa jeunesse espagnole, une enfance et une adolescence madrilène sous Franco puis son entrée dans l’âge adulte et le monde de la nuit avec tous ses excès, tandis que la société espagnole se transforme après novembre 1975, société corsetée pendant des décennies par la dictature et la religion se lançant à corps perdu dans la fête, la frivolité et le consumérisme.


Composant des variations drôles, heureuses ou tragiques comme les bribes du « Souviens-moi » d’Yves Pagès, une tranche générationnelle qui rappelle « Les années » d’Annie Ernaux, où le moi s’inscrit dans une réalité beaucoup plus vaste, historique, politique et sociale, « ¡ Sauve qui peut Madrid ! » fait se lever une impressionnante galerie de personnages, et tout d’abord le père, ancien capitaine républicain ayant entrepris de retour des camps de concentration franquistes des études de médecine, qui fait de la recherche pour combattre les nuisibles, personnage discret sur lui-même mais conteur extraordinaire.


Mon père donne un nom à chaque sentier, chaque montagne, chaque arbre. Il raconte des légendes ancestrales teintées de fatalisme et d’absurdité. Il récite des poèmes, invente des chansons. Il a l’art de l’hyperbole et de la disproportion, ses histoires au goût aigre-doux nous plongent dans un sentiment d’incertitude, un sentiment du tragique, celui de l’illusion de la vie.


On croise aussi la mère, cœur du monde dans le grand appartement familial à l’ambiance communautaire et ses cinq enfants, la sœur Sibila dotée d’une imagination singulière et d’une franchise désarmante, une jeune fille au pair française et fantaisiste qui s’émerveille de l’ingéniosité des balais espagnols, une vieille tante traumatisée par sa filiation, une institutrice affublée du nom congruent de Mme Sévère et tant d’autres encore.


L’Espagne de l’enfance de l’auteur, marquée par les traces de la guerre civile espagnole, comme dans le vieil hôpital en ruines de Navacerrada que le narrateur prend le risque d’explorer enfin à dix ans malgré les avertissements des adultes, vit dans l’atmosphère menaçante du totalitarisme franquiste et de ses curés, sous la surveillance étroite des Serenos, veilleurs de quartier devenus les délateurs du régime franquiste.


« Une heure et demie et tout est serein ! » L’heure est la sérénité de la rue. L’homme horloge, l’homme baromètre, l’homme alarme. Leur présence devrait rassurer, mais au temps de Franco elle devient une menace. C’est un œil qui voit tout, qui sait tout, qui connaît les horaires et les mœurs de chaque habitant. Il signale tout mouvement suspect, tout événement anormal. Les rues de Madrid sont lugubres et mal éclairées. Après vingt-deux heures, les concierges ferment les portes et les Serenos prennent le relais. C’est un réseau de surveillance simple mais efficace.


Les souvenirs de Kiko Herrero, classés dans un ordre chronologique, débutent par une histoire aux dimensions mythologiques, le transport du cadavre d’une baleine remorqué par des chars à bœufs jusqu’au centre de Madrid : la métamorphose d’un spectacle censément divertissant en une vision d’horreur, comme pour souligner l’absurdité de cette ville bâtie loin de la mer et des fleuves et l’odeur de mort du franquisme.


Une seule ligne est consacrée à la mort de Franco, mais ensuite tout change, et la combinaison de la fête, des excès et du deuil qui frappent le narrateur semblent faire écho à la Movida qui s’empare de l’Espagne, et qui s’accompagne aussi de la triste émergence de la folie de la consommation et de ses nouvelles églises, les grands magasins El Corte Ingles.


L’auberge espagnole des souvenirs de Kiko Herrero est fascinante, elle donne forme et chair à toute une époque de l’histoire de l’Espagne.


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2018/07/30/note-de-lecture-sauve-qui-peut-madrid-kiko-herrero/

MarianneL
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le 31 juil. 2018

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