Savannah Bay
6.9
Savannah Bay

livre de Marguerite Duras (1982)

Ce n'est que le second livre de Duras que je lis. Le premier (Barrage contre le Pacifique), c'était pendant mes études, alors que Duras était un passage obligé. ça ne m'avait pas motivé plus que ça. Mais maintenant, libéré des obligations estudiantines, il devenait indispensable que d'y remettre, pour me faire un autre avis.
Savannah Bay est une pièce de théâtre écrite en 1983. Elle met en scène deux femmes, une âgée prénommée Madeleine et une jeune (dénommée La Jeune Femme, sans autre précision) (lors de la création de la pièce, en 83, sous la mise en scène de Duras elle-même, elles étaient interprétées respectivement par Madeleine Renaud et Bulle Ogier : ça devait être grandiose !). Madeleine a la mémoire défaillante et semble dépérir, presque disparaître en même temps que ses souvenirs. Elle n'a plus de vitalité, plus de désir de vivre. La Jeune Femme, assise à ses genoux dans une attitude de vénération, lui déclare son amour et tente de raviver ses souvenirs. Des souvenirs douloureux, qui arrivent par bribes, par vagues, dans l'incertitude la plus complète, et dessinent progressivement les contours d'une tragédie.

Dans ce texte bref, simple à lire, Duras aborde une série impressionnante de thèmes, parmi lesquels les plus marquants sont le théâtre, les souvenirs et les doutes.
Le théâtre d'abord. Dès le texte inaugural, Duras implante un hommage aux comédiennes qui traversera toute la pièce. "Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l'âge du monde". Et le thème du théâtre se rencontre constamment, instaurant même une confusion entre théâtre et réalité. Du théâtre issu de la réalité, la réalité transformée, transcendée en pièce de théâtre. "Presque jamais rien n'est joué au théâtre... tout est toujours comme si... comme si c'était possible..."
[parfois, je me demande si le théâtre parle d'autre chose que du théâtre ? Existe-t-il une seule pièce qui ne parle du théâtre et n'instaure cette mise en abyme d'une façon ou d'une autre ?]

Savannah Bay est une pièce également marquée du principe de l'incertitude. Tout y est confus, rien n'est sûr. Même les souvenirs eux-mêmes sont incertains. Confusion des identités : qui est Madeleine par rapport à La Jeune Femme ? Sa grand-mère ? ("j'adhère personnellement à cette proposition-là", écrit Duras à ce sujet, ce qui n'en fait pas une certitude) Personnellement, je me suis dit que c'était le même personnage à deux âges différents, Madeleine dialoguant avec elle-même, avec un souvenir d'elle-même, Madeleine s'enfonçant dans son refus de la réalité présente et s'égarant dans un passé douloureux... Après tout, c'est La Jeune Femme qui appelle Madeleine (plus âgée) "Ma petite fille".
Confusion entre réalité et fiction également, entre théâtre et réalité, comme je l'ai déjà écrit.
Confusions des souvenirs aussi. De qui sont-ce les souvenirs ? De Madeleine ? De La Jeune Femme ? D'une autre personne ? Les deux font un récit, se complètent, se prolongent, mais aussi s'embrouillent dans leur mémoire commune. On arrive rapidement à l'idée de la subjectivité des souvenirs. Les souvenirs conditionnent l'identité, mais ils sont aussi conditionnés par notre identité. Et c'est ce double enjeu qui façonne une partie importante de la pièce.
On aboutit vite à l'impossibilité fondamentale de savoir ce que l'on éprouve et pourquoi on l'éprouve. Et pourtant, les sentiments sont les seules certitudes. Car, au milieu de cet océan de flou, il ne subsiste que deux choses certaines : l'amour fou, et la souffrance. Deux sentiments qui font de Savannah Bay un texte douloureux, profondément émouvant.

Un texte également sur la parole. Plus précisément sur l'échec de la parole. Échec de toute tentative de recréer le passé ("Désir violent d'appréhender l'inconnaissable du passé à travers la vie de Madeleine"). La parole, qu'elle soit pour se souvenir ou pour se libérer d'un traumatisme, est un échec. Le souvenir s'efface, et du passé ne reste qu'une douleur incommensurable. "C'était à l'époque d'une très grande douleur. Quoi que j'aie joué pendant tout ce temps cette douleur s'introduisait dans le rôle, elle jouait, elle aussi".

Un texte riche, dense, auquel il faut adhérer car il est déstabilisant. En tant que lecteur, nous aimons avoir des certitudes, ça rassure. Les doutes de Duras nous plongent dans un monde douloureux et intime, une plongée superbe, très littéraire (les didascalies sont vraiment très romancées) et en même temps très abordable.
SanFelice

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