Se taire est impossible est la retranscription d’un entretien qu’Elie Wiesel et Jorge Semprun ont eu en mars 1995. Ils s’étaient croisés sans se connaître cinquante ans plus tôt, à Buchenwald.
« Nous n’avons pas la même expérience du camp » (p. 17), dit Semprun à Wiesel, avant d’ajouter que « dans l’archipel concentrationnaire nazi, il y avait beaucoup de différences ». Mais je ne crois pas que la dissemblance de leur « expérience du camp » tienne en premier lieu à ces « différences »-là.
Parce qu’il y a un Juif et un résistant. Le premier « ne conçoi[t] pas Auschwitz et Buchenwald avec Dieu, ni sans Dieu. Et chaque fois, [il s]e pose la question : et Dieu, là-dedans, que faisait-il, où était-il ? » (p. 27). Le second résume tacitement cette dissemblance : pour lui, « Dieu est une affaire privée, alors que dans l’expérience du peuple juif, de la déportation, de l’extermination, c’est autre chose. Ça aussi, c’est une singularité » (p. 31).
Parce que l’un porte des siècles de tradition livresque et de réflexions autour des rapports entre le langage et le monde, et que l’autre n’a pas été déporté au motif de ce qu’il était, mais de ce qu’il avait fait et de ce qu’il pensait. Aux propos de Wiesel : « c’est impossible [de parler des camps], mais on le fait quand même. On n’a pas le choix », Semprun acquiesce à moitié : « Impossible d’un point de vue métaphysique. Si tu veux » (p. 15-16).
Ces quelques mots : d’un point de vue métaphysique, me semblent expliquer mieux que tout le reste de l’entretien en quoi réside ce décalage qui en fait aussi l’intérêt. D’un côté une optique religieuse où pointe de temps en temps l’idée de destin, de l’autre une pensée laïque qui reste attachée à « une valeur symbolique, une valeur morale et politique d’une certaine façon » (p. 35). Tout ceci, d’ailleurs, n’est pas sans embarrasser le lecteur (1) – et à plus forte raison le lecteur de 2020 à qui l’on ne cesse de demander de choisir, de trancher, d’évaluer, de voter, d’envoyer « 1 » ou « 2 » mais jamais « 1 ½ » ni « 3 »…
Alors que manquait-il à Se taire est impossible pour être véritablement marquant ? Sans doute un peu plus de volume que ces trente petites pages saturées de non-dit et pourtant pas si denses que ça. Ou alors ça vient de moi, et non seulement on ne peut effectivement pas parler des camps sans en avoir été victime, mais on ne peut pas non plus comprendre. « E.W. : Combien d’histoires ne sont pas racontées parce qu’il n’y a pas eu de survivants. / J.S. : Combien d’histoires ne sont pas racontées encore aujourd’hui parce que certains survivants ne parlent pas » (p. 36).


(1) En même temps, à un lecteur qui souhaiterait être réconforté, on déconseillera la littérature concentrationnaire… Il y a quelques années, Pierre Bayard publiait Aurais-je été résistant ou bourreau ? Titre embarrassant, mais sans doute moins qu’« Aurais-je été résistant ou juif ? » – d’autant qu’on peut être les deux, cet ouvrage le rappelle.

Alcofribas
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le 7 nov. 2020

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