Pour quiconque a déjà idolâtré un artiste, l’histoire de Constant Voisin sonne comme un conte de fée. L’auteur nous narre ainsi, en guise d’introduction, sa rencontre avec Sono Sion – son « dieu d’alors » pour reprendre ses termes – au détour de la carte blanche qui fut accordée à celui-ci par L’Etrange Festival en 2014. De ce premier contact qui aurait pu rester anodin s’ensuivront pourtant, de fil en aiguille, une amitié entre les deux hommes, diverses collaborations et, au bout du compte, les 444 pages que compte Sono Sion et l’exercice du chaos – pour notre plus grand plaisir.


Après une préface qui fait part de cette genèse et tient lieu de note d’intention, Constant Voisin s’attelle à une analyse chronologique minutieuse du travail du réalisateur, de ses premiers courts-métrages tournés en Super 8 jusqu’à sa contribution à l’anthologie The Bastard and the Beautiful World, sa dernière production en date au moment de l’achèvement du livre. En tout, ce sont 47 œuvres – certaines restées inabouties – que l’auteur a pris soin de regrouper en quatre périodes comme autant de courants artistiques. A chacune, il applique la même méthodologie : un entretien avec Sono Sion (qu’il baptise « Confessions d’un enfant du sexe »), suivi d’une critique adoptant une variété d’approches (ses « Notes sur le Sonomatographe »). L’exercice pourrait paraître redondant s’il ne mettait pas tant en exergue les évolutions dans la matière du cinéaste, tissant constamment des liens entre ses différents films, relevant dans les premiers la naissance de ses thèmes récurrents comme dans les derniers l’héritage de ses explorations passées.


Les interviews sont aussi l’opportunité de dérouler la trajectoire de l’homme en parallèle de ses productions. Avec un sens certain de l’autodérision, il nous fait ainsi partager ses premières expériences caméra à la main, alors qu’enfants, son cousin et lui filmaient leurs animaux de compagnie, jusqu’à ses récentes ambitions hollywoodiennes, en passant par un bref séjour dans une secte et une existence fauchée à San Francisco. Ces errances aident à comprendre la forme souvent sinueuse prise par sa carrière, au fil des rencontres (et commandes), des défis qu’il s’est lancés et des fluctuations de son compte en banque et de son état d’esprit… En somme, l’impression qui en ressort est celle d’une désacralisation du rapport à l’art, que lui connaissaient déjà les spectateurs du documentaire The Sion Sono de Oshima Arata, dont il est d’ailleurs fait mention ici. Le mot d’ordre pourrait ainsi se résumer à : « tourner beaucoup, il finira bien par y avoir du bon dans le lot » – mais, comme le souligne si justement le livre, rien n’est pourtant anodin dans cette masse d’images.


Par ailleurs, les angles adoptés dans les notes de Constant Voisin varient grandement en nature d’un chapitre à l’autre. Si certains s’en tiennent effectivement à décrire l’œuvre dont il est question et à effectuer quelques rapprochements, ils se permettent souvent de longues digressions qui nous apportent, selon les cas, un éclairage sur les sources d’inspiration du réalisateur, sur ses collaborateurs, sur le contexte culturel voire plus généralement sur la société japonaise et les mutations qu’elle traverse. Par exemple, la quinzaine de pages consacrées à Bad Film nous en apprendra finalement plus sur l’activité artiviste menée par Sono au sein du collectif Tokyo GAGAGA (ce que ne démentiront pas les nombreuses photos d’archive qui accompagnent cette section) et sur le climat social tendu du Japon des années 90 que sur le long-métrage lui-même. Ce faisant, l’auteur enrichit non seulement le propos, mais évite aussi l’écueil d’un hermétisme excessif, décision d’autant plus bénéfique qu’une bonne partie des travaux évoqués reste très confidentielle.


On peut en effet parier que, si le public français de Sono Sion est déjà une niche, ceux qui ont eu l’opportunité de visionner ses films les plus rares (et notamment ceux de la période pré-Suicide Club qui ouvrent naturellement le bal) ne sont guère qu’une poignée. Pour ces jusqu’au-boutistes, la lecture de l’ouvrage tient sans aucun doute de l’évidence, mais que les autres ne se découragent pas face à l’analyse de ces titres obscurs. Il est vrai que l’on peine quelquefois à se représenter les scènes décortiquées, faute d’images à se mettre sous la dent, mais il y a toujours une information pertinente à glaner qui entre en résonance avec le reste de l’essai. Notons d’ailleurs que si celui-ci gagne évidemment à être lu dans son intégralité et chronologiquement, ne serait-ce que pour suivre les tribulations de l’homme et prendre la mesure de la maturation de son art, rien n’empêche non plus de le picorer, et de flâner d’un chapitre à l’autre en fonction des envies, chacun conservant sa propre unité et apportant son lot d’anecdotes et/ou de mises en regard ouvrant à de nouveaux horizons.


Bien sûr, l’impressionnante filmographie du cinéaste aurait pu être abordée différemment. On peut ainsi penser qu’une approche thématique, par exemple, aurait offert plus de recul sur le sujet, en en proposant une synthèse. Ici, la dimension réflexive est bien présente, mais disséminée au fil des pages, qui tiennent moins lieu de guide que d’encyclopédie. Toutefois, cette forme a l’avantage d’assurer à l’ensemble sa rigueur, en prenant soin de valoriser chaque œuvre indifféremment de son statut. En outre, elle laisse la part belle à la parole d’un artiste qui fascine tout autant par sa personnalité et ses péripéties rocambolesques que par ses productions. Enfin, l’aspect chronologique nous rappelle que nous sommes face à une fresque encore inachevée et, connaissant le goût de Sono Sion pour les explosions de peinture, reste la hâte de découvrir de quelles couleurs il bariolera les prochains chapitres – il a d’ailleurs, depuis, signé The Forest of Love tandis que nous devrions prochainement découvrir son début hollywoodien avec Prisoners of the Ghostland.


En somme, c’est une véritable mine d’or que ce Sono Sion et l’exercice du chaos, qui à travers la discussion avec le réalisateur brasse quantité de thématiques, des plus graves aux plus triviales, mais sans jamais manquer de rechercher une perspective plus large. Chaque film apparaît ainsi comme un prisme, à travers lequel on peut tantôt apercevoir la vie personnelle de Sono Sion, tantôt les grands changements à l’œuvre dans la société, quelquefois les deux simultanément. Ce qui est certain, c’est que l’on tient entre les mains un document privilégié, au contenu largement inédit.


[Rédigé pour EastAsia.fr]

Shania_Wolf
8
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le 6 févr. 2020

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Lila Gaius

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