Si j’étais malveillant, je dirais que Sorcières ! le Sombre Grimoire du féminin se résume ainsi : Julie publie son exposé de terminale. Mais comme l’ouvrage vaut tout de même un peu mieux qu’un travail scolaire ordinaire, et que la perfidie et la misogynie ne sont jamais des honneurs, je vais essayer de développer.
Une phrase prise (presque) au hasard, pour commencer : « Celle que l’on appellera plus tard sorcière ne porte pas immédiatement ce nom funeste : elle commence par emprunter un visage plus aimable, celui de la guérisseuse, de l’herboriste, de la sage-femme » (p. 7). Pas faux : les sorcières ne se sont pas toujours appelées sorcières : vous voyez un Grec ou un Romain du IIe siècle utiliser le mot sorcière ? Bien sûr, ça n’empêche pas le lecteur de comprendre ce que Julie Proust Tanguy veut dire : que dans l’Antiquité, les figures de la sorcière / magicienne, de la guérisseuse et de la sage-femme se confondent. Ce n’est pas faux, là encore. Mais les imprécisions de ce genre fleurissent d’un bout à l’autre du livre.
Ce n’est pas qu’une question de vocabulaire. Quand le livre évoque Maurice de Scève (p. 41) ou « le vagin denté symbole de cette voracité sexuelle féminine que Jérôme Bosch illustrera abondamment dans son Jardin des Délices (1503) » (p. 69), je me dis que l’auteure n’a pas dû lire Maurice Scève, ni regardé de près le tableau, qui montre beaucoup de choses terrifiantes mais, même parcimonieusement, nul vagin denté (1, 2).
Il me semble encore que c’est un problème de méthode d’interprétation. Dans un passage consacré à la sorcière vue par le XIXe siècle, l’auteur affirme que « George Sand […] préfère nourrir certains clichés représentant une vie paysanne très sectaire. La Petite Fadette (1849) est traitée de sorcière et subit les quolibets de ses congénères car elle est laide, vit en marge du village près d’une rivière où dansent des feux follets, et présente des talents pour la guérison » (p. 117). Loin de moi l’idée de défendre l’œuvre de George Sand, pour qui je n’ai aucune attirance, mais enfin je crois me souvenir que le regard que le roman fait porter sur l’héroïne n’est pas aussi dépréciatif que celui que les autres personnages portent sur elle, au contraire. Il me semble que Julie Proust Tanguy envisage la Petite Fadette comme une apologie de l’exclusion au seul motif que l’héroïne est une paria ; c’est le même cheminement intellectuel qui, dans le meilleur des cas, pousse par exemple à voir dans Tintin une apologie – ou une dénonciation – de l’alcoolisme à cause du – ou grâce au – capitaine Haddock. Ça m’embarrasse toujours qu’un adulte raisonne ainsi.
Ce manque de précision lexicale, culturelle et conceptuelle discrédite le contenu d’un ouvrage qui peut par ailleurs être intéressant, par exemple quand il propose une esquisse de lecture féministe des contes de fée (p. 92-107) ou fournit, en particulier dans la seconde moitié, des références pas toujours fouillées mais très nombreuses et exploitables par le lecteur intéressé.
Mais là encore, dommage que Sorcières ! ait tendance à mettre sur le même plan Macbeth ou Faust avec Charmed ou l’étrange « néo-sorcellerie » de la Wicca, politique et mâtinée de « paganisme », qui « unit le politique et le spirituel » (p. 142). C’est tout à fait le genre de formules derrière lesquelles je cherche à savoir ce qu’il y a (3), mais l’auteure n’envisage pas la chose avec le même recul : « Si la Wicca s’était battue pour recréer une généalogie positive de la sorcière, redorant ses origines païennes et lui cherchant des modèles féminins forts, le fantastique horrifique jouera à obscurcir cette lumineuse lignée » (p. 163, je n’insiste plus sur les problèmes lexicaux qui se présentent ici).
D’une manière générale, mais c’est surtout visible dans la dernière soixantaine de pages, le livre manque d’un véritable recul critique. Que la figure de la sorcière ait évolué avec le temps, ça me paraît évident. Qu’en Occident tout au moins, elle ait cristallisé les peurs et les rancœurs d’un pouvoir avant tout masculin soucieux de se renforcer, je ne vois pas grand-chose à y objecter. Qu’on puisse, dans une lecture féministe, donc socio-politique, de cette figure, s’affranchir aussi souvent d’un regard socio-politique critique, voire en écrivant comme un fan, ça me gêne. Car je cherche encore la moindre trace de recul dans un passage comme : « Véritables symboles d’empowerment girly, les magical girls continuent à se multiplier au fil des années, pour encourager ses jeunes lectrices et spectatrices à embrasser leur singularité » (p. 183).


P.S. – Qui se justifie s’accuse, je le sais bien, mais tout de même : malgré la teneur des reproches que je fais ici à Sorcières ! – superficialité manque de maturité, etc. –, cette critique n’a rien de misogyne. J’aurais écrit la même si le livre avait été fait par un homme.


(1) À la décharge (?) de Julie Proust Tanguy : si les spécialistes de leur discipline dignes de ce nom évitent d’écrire de telles fadaises, les maisons d’édition dignes de ce nom emploient des correcteurs. Ça permet aussi de ne pas publier tels quels des livres où on lit « dans le tout bassin méditerranéen » (p. 18) ou «  une magie basse et obscure, qui s’opposent aux magies savantes » (p. 76), entre autres.
(2) Bosch est bien malmené dans Sorcières !, qualifié ailleurs d’« illustrateur officiel » d’un « imaginaire délirant » (p. 59), alors que la part d’officiel dans la partie fantastique de son œuvre paraît bien réduite…
(3) Quand je lis paganisme avec néo pas loin, là où certains penseront peut-être à une gentille communauté de jeunes gens férus de Tolkien, je m’imagine un groupe d’hommes blancs avec des cagoules pointues autour d’une croix en feu. Mais ça vient peut-être de moi.

Alcofribas
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le 15 août 2019

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