Soumission
6.3
Soumission

livre de Michel Houellebecq (2015)

Le livre fait débat. On le comprend immédiatement, dès les premières lignes. Non seulement il parle d'un sujet houleux, l'islamisation, le retour des religions, la déchéance de la France, mais qui plus est, il est visionnaire. Tout dans ce livre résonne douloureusement aux oreilles de celui qui a assisté aux terribles évènements qui ont frappé la France ces derniers jours. Et pour cause, on y parle de terrorisme, d'islam, de guerre civile et de radicalisation.


Mais il serait faux de dire que Houellebecq est islamophobe, xénophobe ou raciste. Ce serait mal comprendre le propos de l'auteur et la teneur du livre. Car de quoi parle ce Soumission exactement ? Davantage d'un fantasme, d'une peur que d'une réalité plausible car soyons clair, en 2022, il n'y aura très probablement pas de parti islamiste au pouvoir, et certainement pas un parti comme celui décrit par Houellebecq, traditionaliste voire réactionnaire (application de la charia, port du voile et polygamie, réjouissant n'est-ce pas ?). C'est davantage un rêve, une projection fantasmagorique, une peur retranscrite littérairement qu'un futur possible. C'est une fiction ! Et c'est en cela que le livre frappe fort, très fort même car il est prophétique, fascinant, sur le fond et la forme. Houellebecq, je ne le crois pas en tout cas, ne cherche pas à décrire notre temps, en tout cas de manière réaliste. Il est, en tant qu'écrivain, la représentation de notre temps, de ses doutes, de ses rêves, de ses peurs et son roman en est le témoignage.


La vraie démarche de l'auteur se situe donc là. Une des premières choses que l'on doit faire en littérature, c'est déjà de savoir qui parle. Ici, le narrateur, Charles est un professeur blasé de littérature, passionné par la lecture de Huysmans, un auteur aujourd'hui désuet, qui était célèbre entre autres pour son naturalisme à la Zola. Or, ce narrateur, qui s'exprime à la première personne n'est pas Houellebecq, ou plutôt il n'est qu'une partie de celui-ci. En effet, Houellebecq est bien présent : amour de l'alcool et de la cigarette, dépravation morale et physique (comme le montre les récentes photos de Houellebecq, cheveux raides et sales, clope au bec, figure grêlée et mine dépressive, sorte de Gainsbourg des temps modernes), cynisme absolu. Mais, c'est tout. Le narrateur est en fait davantage un Meursault à la manière de L'Etranger de Camus, la figure blasée et allégorique d'une France qui part à la dérive plutôt qu'un homme véritable. Il s'agit même d'un homme inachevé. Son incapacité à aimer est flagrante : pas de compassion pour sa mère qui décède (il parle d'une folle), à peine pour son père, tout juste s'attache-t-il à ses étudiantes qu'il séduit ou aux escort girls qu'il commande sur internet. Un type bizarre, qui en somme n'aime que lui (et Huysmans). C'est l'histoire de la prise de conscience de tout cela par le narrateur et de sa transformation, radicale, qui va de paire avec la transformation de la société.


Cette vie minuscule, réduite à sa portion la plus congrue, est symptomatique de la France que Houellebecq dépeint. C'est la "Soumission", soumission décrite ainsi par l'auteur :



L'idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur, du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue.



Il y a pour moi un rapport entre l'absolue soumission de la femme à l'homme (...) et la soumission de l'homme à Dieu, telle que l'envisage l'islam.



Tout est dit.


Il faut cependant aller bien plus loin que la provocation avec laquelle Houellebecq joue en traitant d'un sujet aussi houleux que l'islam. Il parle surtout de l'incapacité de la laïcité, de la république et du libéralisme à produire quelque chose. De plus, l'islam ici n'est pas négative, elle est au contraire la réponse la plus probante à cette aspiration de l'humanité, la soumission pour la paix, la soumission pour le bonheur véritable. On trouve d'ailleurs cette même idée avec le christianisme. En effet, le moine, dans son isolement, se soumet totalement à Dieu, abandonnant tous les plaisirs de la chair et toute sociabilité (c'est une thématique du roman également). C'est en soi une vie heureuse, selon Houellebecq. Mais, le problème du christianisme c'est qu'il considère le monde comme terrible et imparfait et Dieu comme miséricordieux. L'Islam, selon Houellebecq, considère le monde comme parfait, à l'image de Dieu, posture cynique mais universaliste, humaniste même, sans pour autant être une vie d'ascète, englobant ainsi toutes les confessions et les aspirations de chacun.


Ce poids du religieux et cette interrogation sur la foi, dans le livre, est probablement l'aspect le plus fascinant. Le sujet n'est pas tant l'islam que la croyance, que le fait religieux. Houellebecq écrivait d'ailleurs que nos sociétés retournent vers la religiosité. Car, ce sentiment de solitude, de vie minuscule, individualiste et consumériste ne se fonde sur aucune attache solide. La laïcité, dit-il, est amenée à s'essouffler d'elle-même car elle ne se base sur aucune autorité supérieure. Tout est libre, trop libre même. La soumission à Dieu, seule, est la voie d'une existence meilleure. Et, il faut avoir un flair extraordinaire pour sentir ces évolutions de la société. Plus que jamais les attentats de Charlie Hebdo nous on placé devant cet état de fait et plus que jamais Houellebecq l'avait senti avant l'heure. C'est cela un grand écrivain.


Mais, Houellebecq n'est pas dans le simple essai social et politique. D'ailleurs tout est légèrement grossi, parfois invraisemblable (mais toujours cohérent, remarquablement d'ailleurs (considérations économiques et stratégies politiques intéressantes)). N'oublions pas qu'il s'agit d'un roman, qu'il s'agit de littérature et que dans cet art, cet auteur brille, assurément. Il s'agit pour moi d'un des auteurs français contemporains les plus intéressants. Le livre n'aborde pas immédiatement son sujet. Il dresse d'abord un habile et plaisant parallèle entre la vie du narrateur et celle de Huysmans, un écrivain cynique, qui menait une vie dépravée et qui, subitement, arrivé à la croisée des chemins, vieillissant, décide de s'isoler dans un couvent et de se convertir au christianisme. Plus encore, Houellebecq calque sa démarche littéraire sur celle de Huysmans pour finalement proposer un narrateur proche de celui de Des Esseinte dans A Rebours, un personnage qui n'est pas sans annoncer Bardamu chez Céline, Meursault de Camus, des personnages misanthropes et réfugiés dans leur solitude. Intéressant donc. Charles, suit exactement le même parcours intellectuel - et spirituel, ce qui renforce considérablement la tension dramatique, voyant qu'il n'arrive pas à détacher sa propre existence de l'auteur qu'il a étudié durant toute sa vie universitaire et à ses personnages, ce qui est au fond, sa seule véritable passion, passion stérile, passion autistique et coupée du reste du monde (tout comme Des Esseinte, isolé dans son château et dans son goût d'esthète). Il se convertira donc à l'Islam, voyant que, c'est au fond la seule voie possible.


Le livre est purement littéraire. Outre Huysmans, on y trouve des références à Charles Péguy, à Camus, à Niezstche et de ce fait, si c'est un livre facile à lire dans la forme, il n'en reste pas moins exigeant sur le fond. La performance c'est que Houellebecq s'adresse à tout le monde, aux intellos, aux curieux, aux francophones de tout poil et de tout bord. Même sa vision politique est consensuelle : les identitaires s'y retrouveront, les cathos, les musulmans et les laïcs aussi. Seulement le sujet, difficile, du livre ne doit pas être interprété au pied de la lettre mais nécessite une lecture attentive, intelligente et exigeante.


Le livre, bien que grave est toujours aussi enlevé et drôle. Le style est d'une remarquable fluidité, comme toujours chez Houellebecq, à la fois simple, mais pas simpliste. Les mots utilisés sont toujours exacts et les phrases harmonieuses. Ca se lit terriblement vite. Je ne résiste pas à parler de quelques commentaires terriblement cyniques, proches de l'humour noir, faits par Houellebecq : élaboration d'une théorie sociale sur la consommation de sushi, sur les disputes entre hommes, tantôt comparables à de la pédérastie, tantôt comparables à un combat de mousquets, considérations sur l'hypocrisie des franges les plus traditionalistes de la société qui cachent aux yeux de tous leurs femmes sous d'épais voiles mais leurs achètent toujours des dessous chics, considérations sur les sites de rencontres et les sites d'escort, descriptions de détails à la manière de Wikipédia, totalement absurdes, moquerie du monde pédant universitaire, portraits savoureux de personnalités célèbres, parfois croqués tendrement mais souvent ironiquement (Bayrou, Marine Le Pen, Copé, Moscovici, et bien d'autres)...


Soumission est un roman passionnant, tant sur le fond que sur la forme. Je vous invite grandement à le lire et je ne doute pas que beaucoup le feront aux vues de la publicité dont à bénéficier ce livre. Je n'ai pas pu tout dire, mais Soumission réserve encore bien d'autres surprises et fourmille de détails. S'il fait écho à l'actualité de manière presque prémonitoire, il doit cependant être pris pour ce qu'il est, une fiction, d'un cynisme remarquable, d'une justesse impertinente, un très bon moment littéraire, dans la lignée de ce qu'à toujours fait Houellebecq avec des thématiques qui lui sont chères.

Tom_Ab
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le 14 janv. 2015

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Tom_Ab

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