"Je suis celle qui refuse de comprendre
je suis celle qui ne veut pas comprendre et
qui implore
et si j'implore ne riez pas
pas de haussements d'épaule pas
de murmures
et pas de prétextes les yeux baissés
pour éviter ma voix
mon émotion n'est pas un chien que je promène
un petit chien-chien que je cajole et promène
mon émotion est noire et lourde
elle a le poids de la hache et
le tranchant du silex
et si je prie c'est sans dieux
si je prie c'est comme quand on dit : je vous en prie
c'est la vie que je prie
je vous en prie la vie et
je ne sais pas de quoi je la prie mais
je sais que la prière est noire et lourde
qu'elle n'appelle pas ne commente pas n'apure pas les comptes
elle viendra
ma prière un instant seulement s'il vous plaît [...]"


Sur la scène, une femme se tient debout. Seule. Nous sommes au lendemain de la guerre. Pas d'une guerre bien précise, la Seconde Guerre Mondiale, la guerre d'Algérie, ou un autre encore. Non. Nous sommes au lendemain de toutes les guerres, et cette femme est celle qui désormais refuse toute les guerres, toute la violence, toute la haine. Pendant une bonne heure, elle restera seule sur la scène, harangant plusieurs personnes, plusieurs hommes, les "hommes de guerre". Jamais ils ne répondront, car jamais elle ne leur laissera la parole. Elle ne se plaint pas, elle ne gémit pas. Elle est en colère. Mais ce n'est pas la colère ordinaire, face à une situation que l'on considère comme révoltante. Non, c'est la rage de tragédie, celle qui ne peut empêcher la marche du destin, mais qui doit exploser et se montrer tout de même "pour rien, pour se l'apprendre, à soi" (J. Anouilh).
Cette femme, à une époque lointaine, qui semble n'avoir jamais existé, était mère, était femme. Le titre de la pièce se fait alors clair : il est bien entendu une référence au Stabat Mater Dolorosa, l'hymne chrétien qui chante la douleur de Marie face à la crucifixion de Jésus. Mais même si la douleur irradie la pièce, c'est la colère qui domine tout, et ce par le refus de comprendre :

"[...] homme de guerre je te regarde
regarde moi
je te dis regarde moi tu ne sauras pas qui je suis ni d'où je viens
je n'en ai plus la mémoire
plus de place pour la mémoire
mon esprit est tout entier occupé à forger les sentences de ma colère
soudain si je veux comprendre tout de même
tout de même
je suis celle qui essaie de comprendre par la colère
comme la cascade comprend la roche par la colère
il me faut ce courage d'effacer en moi de la douceur tout souvenir
de la douceur [...]"

Mais cette femme est seule sur la scène, seule à cracher sa colère, à rappeler à des esprits qui en ont perdu jusqu'au souvenir les années sans guerre, les années de bonheur simple où la vie s'écoulait, la même partout, car le bonheur, dans sa simplicité, est le même partout, comme la guerre est la même, dans son horreur, partout :

"[...] ailleurs j'ai grandi sous un ciel gelé
contre le vent contre le temps
mais adossée à des forêts nues
et j'ai vu mes parents rire une fois l'an
quand le soleil ouvrait des sentiers bruns dans la neige
je m'appelais Kim Ingrid Juliette Tania ou Amina
cela n'importe pas plus que la couleur de mes yeux
le couleur des yeux n'est pas la couleur du regard
écoute
cela est comme un contre
cela commence toujours comme un conte [...]"

Malgré toute la force de son désespoir, cette immense tirade qui ne s'arrête jamais, sans point, ni virgule, qui ne laisse à personne le temps de souffler, de reprendre ses esprits, de raisonner, n'est pas sans but. Ce ne sont pas de vains cris de colère qui retentissent pour rien. Il s'agit en fait d'une "prière", destinée à tous. A tous les hommes de guerre? Pas seulement. A tous. Siméon explique son intention lui-même :

« Il ne peut y avoir d'équivoque : l'adresse est clairement aux spectateurs à qui la comédienne fait face. La dureté de l'invective ne peut être une objection : il y a là nulle injustice, chacun étant, un jour ou l'autre, par action, par pensée ou par omission, le Dieu de la Guerre. »

Ainsi, la jeune femme nous vise tous directement, nous qui, dans nos lâchetés du quotidien, ou dans nos actes les plus noirs, sommes tous des hommes de guerre, responsables de la violence et de la haine. Ce monologue est sans fin, deS même que la guerre est sans fin. Et c'est bien le message que cherche à nous transmettre l'auteur : nous sommes tous responsables. C'est une véritable accusation contre le monde, et contre l'Homme, non pas comme il est devenu, mais comme il a toujours été, et probablement comme il sera toujours, tant qu'il n'exerce pas cette vigilance, cette colère de tout les instants contre la violence et la haine.
Cela rend ce texte extrêmement dur, mais également extrêmement beau. Siméon sait rendre à la fois la beauté douce des jours de paix, et sait le mêler sans transition à l'état de guerre, et à la destruction totale des êtres qu'elle créé. Cette femme n'est plus mère. Son enfant, son tout jeune fils, a été tué par les soldats. Les nombreuses allusions, d'une grande précision, au viol, laissent penser qu'elle l'a subi. Cette femme a alors décidé de ne plus être une femme. Celui qui était son époux, cet homme de guerre, elle le renie, et se renie elle même pour n'être plus qu'un furie vengeresse, dont la seule arme contre la violence et le meurtre sont les mots.

Cette pièce est d'une beauté remarquable, qui peut parfois frôler l'insoutenable lorsqu'elle est jouée par une bonne actrice. On ne s'en rend pas entièrement compte à la lecture, mais lorsque les mots s'incarnent dans une femme qui sait retransmettre cette beauté et cette horreur mêlés, l'accusation se fait réellement personnelle, et il devient impossible au public d'y échapper.
Croyez-moi, j'en ai fait l'expérience.
Si vous avez la chance d'avoir un troupe dans votre ville qui met en scène le Stabat Mater Furiosa, courez-y, et savourez votre chance s'ils sont bons.
En attendant, le livre est une lecture que l'on peut répéter sans lassitude à l'infini, et dont la beauté ne lasse jamais, dont le message révolte toujours.

"[...] allons debout maintenant
puisque les malédictions sont accomplies
hommes et femmes de tous âges debout
entre l'âpre calcaire de l'oubli que le chagrin érode
et le cri qui révolte les nuits
n'hésitez plus
debout criez hurlez invectivez crachez sur toute haine
et pleurez pleurez toutes les larmes
comme l'arbre de Myrrha
pleure la résine immortelle de ses larmes
Comment n'avez pas su qu'on ne survit à l'enfance qu'autant qu'on sait pleurer [...]"
Leenne
10
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le 25 août 2011

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