Quand la fête (et l'existence), c'est pas trop ton truc.

De la même manière que le protagoniste lovecraftien a toujours une certaine prédisposition, une mystérieuse « sensibilité » qui le rend apte à percevoir les horreurs par-delà la réalité, j’imagine qu’il n’y a que les lecteurs ayant déjà éprouvé par eux-mêmes cette perspective horrifique du monde dont parle Thomas Ligotti dans The Conspiracy qui pourront vraiment en saisir toutes les implications dérangeantes.


Ayant lu le livre en deux fois, avec une longue pause entre les deux, je fais peut-être là un reproche injuste, mais c’est l’impression qui m’est restée : chaque idée est en soi parfaitement limpide et traitée de façon intéressante, mais le propos général du livre m’a semblé difficile à saisir et suivre, du fait que Ligotti n’explique presque jamais où il veut aller, à quelles questions il veut répondre, etc., et c’est quand même bien dommage.


Apparemment, une des grandes questions, sinon la grande question à laquelle veut répondre de The Conspiracy, c’est celle de l’origine et de la nature de l’horreur. Parmi les grandes thèses invoquées, qui sont bien connues des pessimistes, on a l’inexistence strictement préférable à l’existence, l’absurdité et la tragédie de l’existence, la conscience comme source de tous les maux, l’impossibilité d’une salvation par la science (1) ou par la spiritualité, etc. On ne trouvera pas là de grandes innovations conceptuelles, mais pour ceux qui trouveront là un écho de leur propre tempérament, sans doute y aura-t-il cette satisfaction de voir formulé, souvent de façon assez percutante, ce dont ils avaient déjà l’intuition. C’est d’ailleurs des mots de la première section de The Conspiracy que Nic Pizzolato — qui voue une admiration sans borne à Ligotti — mettra dans la bouche de Rust Cohle dans True Detective, et difficile de nier que ce monologue fait son petit effet sur le spectateur — pour en avoir plus, direction The Conspiracy.


Très fortement référencé, aussi bien du côté des philosophes — où on a droit aux incontournables Schopenhauer et Nietzsche mais aussi à des auteurs plus obscurs comme Zapffe, Mainländer et Cioran — que des œuvres de fiction — l’atmosphère gothique des The Mysteries of Udolpho de Radcliffe, l’uncanny avec The Thing de Carpenter, le trope de la poupée dans The Sandman de Hoffmann ou la transcription en littérature de l’horreur dans Heart of Darkness de Conrad, etc. —, le livre de Ligotti encourage à en lire encore plus et, pour les plus sensibles, The Conspiracy sera sans doute un petit guide à explorer des abysses plus ou moins cachées de la littérature. (Cela étant dit, je lui reproche très fortement l’absence d’une bibliographie.)


Le plus remarquable dans The Conspiracy est peut-être tous ces moments où il fait le lien entre l’horreur de l’existence, l’horreur « réelle » et l’horreur littéraire avec ses nombreux tropes. Si Ligotti n’est pas convaincu que le surnaturel parvient à transmettre l’horreur elle-même : « Le vampire peut symboliser notre horreur aussi bien de la vie que de la mort, mais personne n’a jamais été dérangé par un symbole. Le zombie peut conceptualiser la maladie de notre chair et ses appétits, mais personne n’a jamais été mortellement dégoûté par un concept », ça offre au moins un espace d’expression aux deux instincts antagonistes de l’humain : l’« optimiste » qui va « se consacrer à l’apologie, voire la célébration, de la conscience » et le « pessimiste » qui va « la condamner et de temps à autres l’attaquer directement ».


Il le répète plusieurs fois dans le bouquin : l’optimisme et le pessimisme sont aussi injustifiables l’un que l’autre ; si le combat entre les deux est vain, lire quelques nouvelles horrifiques l’est tout autant, mais il y a là en plus (ou au moins) l’occasion de jouir perversement de tout cela qui nous dérange au plus profond : la tragédie, l’injustice, l’absurdité, la mort, etc., et si ça c’est pas cool !



(1) Mention spéciale à ce burn de qualité en note de bas de page :



Ce serait bien qu’une de ces grosses têtes excessivement enthousiastes prenne du recul et, faisant preuve d’un peu d’objectivité, dise la vérité : NI L’UNIVERS NI RIEN DE CE QU’IL CONTIENT N’A QUOI QUE CE SOIT D’IMPRESSIONNANT EN SOI.


RavenM
7
Écrit par

Créée

le 25 déc. 2019

Critique lue 852 fois

2 j'aime

Raven M.

Écrit par

Critique lue 852 fois

2

Du même critique

Black Summer
RavenM
2

Rien à sauver, pas les morts et encore moins les vivants.

Dans Do Zombies Dream of Undead Sheep? Verstynen et Voytek remarquent que plus les zombis sont frais, plus ils sont capables de courir. Et un des résultats indiscutables de l'épidémiologie...

le 14 avr. 2019

5 j'aime

2

À rebours
RavenM
9

À rebours, ou L'impasse du dandy pessimiste.

Avec sa « Bible du décadentisme », Huysmans consomme la rupture avec son ancien maître, Zola. Il paraît qu’À rebours est le livre jaune de Dorian Gray ou que Dorian Gray est le livre jaune de des...

le 16 juin 2016

5 j'aime

Axiomatique
RavenM
9

Un bijou physique et métaphysique de science-fiction.

Second recueil d’Egan que je lis, Axiomatique a de quoi laisser pensif — positivement pensif. Toutes les nouvelles exsudent cette réflexion intense qui est au cœur de l’écriture, mais qui pourtant ne...

le 19 juin 2016

3 j'aime