À rebours, ou L'impasse du dandy pessimiste.

Avec sa « Bible du décadentisme », Huysmans consomme la rupture avec son ancien maître, Zola. Il paraît qu’À rebours est le livre jaune de Dorian Gray ou que Dorian Gray est le livre jaune de des Esseintes ; ce qui est sûr, c’est qu’il ne saurait y avoir d’autre livre que ces deux monuments dans les mains de la Jeune Décadente de Ramon Casas.



Le roman qui ne raconte rien.



Dans la « notice », sorte de prologue curieusement nommé qui reprend les accents de l’hérédité et du généalogisme chers au naturalisme, on apprend que le protagoniste — le duc Jean Floressas des Esseintes — est le dernier de sa lignée, un individu de fin de race, affaibli par la consanguinité et qu’il acquiert une rente qui lui permet d’acheter une maison à Fontenay-aux-Roses où il déménage.


Et, niveau narration, on a déjà fini. Amateurs d’histoire, amateurs d’action, amateurs d’intrigues, préparez-vous à ne goûter que des restes froids : les souvenirs et la procuration, des Esseintes ne valorise plus que cela. Parce que le monde est désespérant, noyé dans le mauvais goût, détestable de vanité, etc., il préfère créer sa propre réalité et la peupler d’œuvres d’art, d’histoires fictives et de mécanismes complexes destinés à imiter la vie au point de la rendre pâle en comparaison.



Maîtres-mots : esthétique et érudition.



Les seize chapitres qui composent ce roman, s’ils se suivent chronologiquement, traitent tous indépendamment de sujets divers, souvent élevés, parfois désespérément triviaux, et nous présentent les goûts et les dégoûts du duc à travers souvenirs, expériences et contemplations.


À rebours, au fond, raconte la tentative désespérée d’une intériorité qui cherche à s’extérioriser : offensé dans son hypersensibilité, le dandy se lance dans la tâche impossible de contraindre l’inesthétique et triviale réalité à imiter l’art jusque dans les moindres détails — les Beaux-Arts pour l'esprit ainsi que l'art technique qui trompe les sens. Des Esseintes ne s'entoure dans sa maison que de raisins de Zeuxis qu'il prend plaisir à becquetter, convaincu qu'il étanche ainsi sa faim.


C’est ainsi qu’il fait fabriquer une coque de bateau dans sa salle à manger, y perce un hublot, insère un aquarium entre la coque et le mur qu’il remplit d’eau teintée en bleu et de poissons exotiques… Salle à manger faussement sous-marine qui ne serait pas parfaite sans un exemplaire des Aventures de Gordon Pym, posé sur un pupitre à la manière du livre sacré qu’il devient pour le dandy dont le but est, au fond, de croire si absolument à ses expériences artificielles que les expériences réelles deviennent non seulement inutiles, mais moins réelles.


Le texte lui-même est un monument de style. Un style érudit qui en rebutera sans aucun doute certains, dès lors qu’ils devront passer un peu de temps le nez dans le dictionnaire, mais dont les phrases se lisent et se relisent avec plaisir : les lentes descriptions du salon, des fleurs qu’il fait commander en masse…, Huysmans élève l’art de la liste à un haut degré de raffinement.


Les trois « chapitres-bibliothèque » raviront les grands lecteurs classiques, les étourdiront même peut-être aussi. Les hellénistes soient prévenus : ils se sentiront lésés, car si des Esseintes lit et adore le latin, il n’a jamais voulu faire l’effort pour biter un traitre mot de grec — dommage !



Des Esseintes, le dernier dandy.



Des Esseintes est frêle, maladif, quasi impuissant — c’est un esthète solitaire qui a abandonné la société —, il est tout le contraire du vicomte de Brassard (Les Diaboliques).


Je n’ai compris que longtemps après ma première lecture d’À rebours, que j’ai faite en Seconde, le côté ridicule, pathétique, de des Esseintes et l’ironie de la plupart de ses expériences dont il vantait l’élévation spirituelle alors qu’elles frisaient la trivialité la plus crasse.


Sans doute qu’il y a deux façons de lire des Esseintes. La première vous fait vibrer la corde décadente un peu adolescente, c’est le côté fantasque et, on l’imagine fort bien, jouissif, qu’il y a à donner un repas de deuil alors que personne n’est mort, teindre l’herbe de son jardin et l’eau des fontaines en noir parce que c’est beau, de se prendre pour le pape et d’excommunier ceux-là qui nous froissent le bon goût… Qui sait si ce n’est pas ce qui passe par la tête de la Jeune Décadente ?


Mais la seconde nous met à la place que Huysmans voulait sans doute qu’on fût : la nôtre, lecteur extérieur, observateur décalé et voyeur de l’intériorité de des Esseintes et de son extériorisation tragique parce qu’impossible comme il la veut : élevée, éthérée, esthétique. Si, comme Baudelaire le prétend, le dandy veille et dort comme devant un miroir, il y a une alchimie délicate à respecter entre la perception qu’il y a de soi-même et celle qu’ont les autres de soi. C’est ainsi que des Esseintes, dès lors qu’il n’a plus de spectateur que lui-même, déchoit ; là où le vicomte de Brassard, lui, officier militaire fantaisiste mais adulé de ses hommes, a encore et les pieds sur terre et la tête dans un esthétisme un peu fou.


Des Esseintes est un pessimiste et un misanthrope de haut niveau, et là se trouve peut-être l’insoluble tension de son personnage, car le dandy n’est pas un misanthrope de cette sorte : le dandy, qui se délecte de sa différence, de son non-conformisme que les plus nobles réprouvent et que les plus roturiers lui envient, a quelque chose d’une philanthropie égotiste. Le dandy qui ne se dupe pas lui-même ne peut que se réjouir du goût moyen des masses, puisque cela lui permet de briller et d'éprouver et élever le sien propre.


La fin de des Esseintes, au bout du compte, est celle de tout dandy qui se perd en lui-même — et celle de tout individu qui ne vivrait plus que pour soi-même et ses principes quels qu'ils soient.

RavenM
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le 16 juin 2016

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Raven M.

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