Vladimir Soloviev est un penseur très peu connu et très peu lu en France. Le petit nombre de notations de ses écrits sur ce site, et le fait que certains d'entre eux ne soient même pas présents dessus en témoignent. Et pourtant quel esprit ! Il est marqué, au dos des deux livres que j'ai lus de cet auteur, qu'il est le plus grand penseur russe du XIXe siècle ( je dis bien penseur et non pas écrivain). Si de telles affirmations doivent évidemment toujours être prises avec des pincettes, il n'empêche qu'elles sont loin d'être gratuites ou injustifiées dans ce cas-ci. En effet, ces Trois Entretiens sont vraiment brillants.


Il s'agit ainsi d'une succession de trois entretiens, de trois dialogues, entre cinq personnages : l'homme politique, le prince, la dame, le général et Monsieur Z (qui apparaît comme le porte-parole de Soloviev). Les entretiens portent, grosso modo, sur les questions suivantes : le bien, le mal, la violence, la guerre, la politique, l'européisme (ici abordé dans une perspective universaliste et colonialiste), la morale et la religion. Il y a donc là un beau programme, classique certes, mais après tout ces grandes questions ne seront probablement jamais résolues et on ne se lassera donc jamais de s'y intéresser.


Le véritable intérêt du livre, ce qui le distingue en premier lieu, c'est sa forme. Cela peut avoir l'air d'une déclaration un peu extravagante. Après tout, le format du dialogue est presque aussi vieux que la philosophie occidentale - Platon le pratiquant déjà en son temps. Mais ici le dialogue est, premièrement, authentique, et, deuxièmement, honnête. Ce que je veux dire par authentique, c'est que le dialogue semble réaliste au vu des standards de la haute aristocratie de la fin de XIXe siècle. Certes, c'est excellemment écrit, mais le texte n'en demeure pas moins extrêmement fluide, dynamique, rythmé et équilibré. Il y a des interruptions, et les tirades, même les plus longues, ne dépassent jamais un certains seuil dans la longueur. Par conséquent, le texte est profondément agréable à lire. C'est jouissif, jubilatoire et stimulant. Les arguments fusent, les contre-arguments aussi, les répliques s'enchaînent et se répondent sans temps mort, sans s'étendre ; et tout cela avec un sens de la formule prononcé. Soloviev possède en effet un esprit de synthèse absolument remarquable et parvient à transmettre des idées complexes relativement simplement et sans que ce soit fastidieux. En un sens, l'ouvrage est pédagogique en ceci que, malgré le niveau des échanges, leur intelligence et la complexité des thèmes abordés, on ne se sent jamais ni perdu ni déboussolé. Au point où j'en suis dans mon expérience de lecteur (assez courte, bien entendu), je n'ai pas encore rencontré de véritable équivalent.


J'ai écrit aussi que le dialogue était honnête. Ce que je veux dire par là c'est que Soloviev ne fait pas du dialogue un instrument lui permettant de démontrer sournoisement ce qu'il veut en faisant parler ses personnages de façon à forcer les conclusions à aller dans son sens. Le dialogue est un effet souvent un outil de facilité : on place un personnage intelligent, un autre stupide, et par des tours de passe-passe rhétorique on parvient à prouver et à rendre logique tout et n'importe quoi (c'est, dans une certaine mesure, ce que fait Platon, mais, comme c'est un génie, on le pardonne). Chez Soloviev, au contraire, les confrontations sont réelles et les divergences ne sont pas là pour faire joli. C'est particulièrement sensible lors du dialogue sur la religion. En effet, le dialogue sur la politique est intéressant en tant que capsule historique mais il paraît aujourd'hui partiellement obsolète car l'homme politique émet des arguments colonialistes et racistes, ce qui fait qu'on est naturellement enclin à être d'accord avec ses adversaires (mais, là aussi, je suis persuadé qu'un lecteur de la fin du XIXe siècle aurait ressenti des tiraillements intérieurs à la lecture, car la question n'avait alors pas du tout était tranchée et était en pleine ébullition). Toutefois, il n'est en réalité qu'à moitié obsolète, car les présupposés philosophiques qui président à la pensée de l'homme politique, c'est-à-dire le progrès, le positivisme, le rationalisme, les lumières, l'universalisme, etc., existent toujours bel et bien… Mais revenons à la religions. Dans le dialogue sur la religion, Soloviev donne des arguments de poids aussi bien à l'athée (l'homme politique) qu'au chrétien (Monsieur Z, porte-parole de Soloviev). Et, quand on sait le fervent croyant qu'était Soloviev, cela force l'admiration. Ce que je veux dire c'est ceci : il est possible d'être en désaccord avec un personnage avec lequel Soloviev est d'accord et d'être d'accord avec un personnage avec lequel Soloviev est en désaccord. Or, ceci est presque impossible chez Platon par exemple (même s'il faudrait nuancer, selon les dialogues et les personnages). Cela étant dit, ce procédé n'est pas absolu. Le Prince, par exemple, apparaît assez manifestement comme un personnage avec lequel il convient d'être en désaccord et, Monsieur Z, étant le porte-parole de Soloviev, domine assez clairement les dialogues. Mais c'est déjà tellement mieux que la majorité des dialogues qui existent que cela reste admirable (quand j'écris "mieux", ce n'est pas nécessairement sur le plan de la richesse philosophique mais vis-à-vis de l'usage du dialogue).


C'est donc une lecture vraiment passionnante et, surtout, stimulante - qualité principale de toute bonne œuvre philosophique.

-Valentysse-
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le 8 juin 2023

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