Truismes
6.1
Truismes

livre de Marie Darrieussecq (1996)

"C'est la rationalité qui perd les hommes"

Exercice de style jubilatoire, conte sordide et drôle pour adultes, allégorie cruelle de la domination masculine, violente charge féministe : Truismes, c'est un peu tout ça à la fois, et bien plus encore.


Le mot-titre est laid, évidemment, mais ce n'est rien comparé aux abjections qui sont dépeintes dans ce livre brillant qui fit sensation à sa sortie, poussant son auteur de 27 ans, Marie Darrieussecq, sur le devant de la scène.


Quel dommage que le mystère de l'intrigue ait été si vite défloré par les médias, puis par la couverture de l'édition de poche ! Le plaisir n'en serait que plus grand pour celui qui débarquerait vierge dans ce récit complètement fou de métamorphose à la Kafka.


C'est l'histoire d'une jeune femme jolie (on la dit aussi appétissante) qui vient de décrocher un boulot dans une parfumerie assez particulière, disposant d'une arrière-salle où se déroulent des choses pas très catholiques. Les clients usent et abusent des charmes la jeune femme (qui n'est jamais nommée), qui accepte tout sans broncher : elle n'est pour eux qu'une chose, un objet de plaisir docile et consentant.


Ecrit à la 1ère personne, le récit met l'accent sur la passivité, la servilité - l'abnégation - de la jeune femme qui passe de main en main avec une candeur qui confine à la bêtise. Bien vite, arrivent les premiers signes du changement - comme une stratégie de défense du corps, une vengeance de l'âme qui souffre en silence. Embonpoint généralisé, ongles qui deviennent griffes, apparitions des tétines, appétence soudaine pour les pommes, les glands et les patates crues, envies sexuelles insatiables : Marie Darrieussecq ne nous épargne aucun détail de cette progression, de cette lente victoire de l'animal sur l'humain.


D'ailleurs, bien avant que n'interviennent les premiers symptômes, l'écrivain distille avec brio des éléments de langage, des indices cachés dans le champ lexical qui convergent vers la bestialité et les cochonneries. Truismes, comme l'indique son malin titre à la sonorité éloquente, est aussi porté par son style, mélange de crudité et de fulgurances poétiques, qui mettent toujours l'accent sur l'innocence, la naïveté de cette jeune femme qui jamais ne se plaint, qui semble accepter les pires atrocités que lui réserve ce sort malheureux. Pathétique, elle l'est assurément, touchante aussi, se heurtant à de multiples prédateurs qui n'ont plus grand chose d'humain.


La métamorphose définitive est également le moment d'une forme de radicalisation de l'attitude des hommes face à elle : de truculents amateurs de cochoncetés, ils se muent en meute cruelle, cherchant à avilir, à violer, à tuer. La jeune femme est le jouet de leurs fantasmes pervers, qu'elle subit sans mot dire, jamais. L'écriture, par laquelle elle témoigne de son horrible expérience, est alors pour elle le moyen de regagner sa dignité, de reprendre le contrôle par le dire, en renversant le rapport de force.


Sans revenir in extenso sur les multiples rebondissements et rencontres qu'offre cette histoire, nous pouvons dire qu'elle est une forme de régurgitation psychanalytique du conte : le cochon (symbole du Ça) n'est pas le seul animal que nous croisons, le Loup est également omniprésent et trouvera toute sa place dans le dernier tiers du livre. La forêt apparaît enfin comme le lieu final du refuge, le retour à la nature animale authentique et bienveillante.


A la façon dont les contes de notre enfance nous embarquaient, ce roman nous entraîne dans son tourbillon surréaliste et fantastique de la plus cruelle et de la plus intelligente des façons. Impossible aussi de ne pas songer à Simone de Beauvoir parlant de la femme et de l'aliénation de son espèce - il semble que Marie Darrieussecq ait voulu pousser jusqu'au bout la réflexion autour de l'animalité, pour mieux mettre en lumière les pouvoirs de la parole, seule capable de s'ériger contre la barbarie.


Un livre fou, fascinant,violent, émouvant, qui rend à l'animal la beauté et à l'homme sa folie : un sacré de tour de force au succès amplement mérité.

Créée

le 1 mai 2016

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