« Cent cinquante mille chômeurs, ça ne laissait pas beaucoup de place au soleil, mais ni Virgil ni elle n’avait de famille ailleurs. Il fallait de l’argent pour partir ; il fallait partir pour trouver de l’argent. L’usine était restée fermée, encore et encore, et pour finir elle avait été en grande partie démolie. Grace se rappelait quand tout Buell était venu voir les hauts-fourneaux quasi neufs de près de soixante-dix mètres, Dorothy Five et Dorothy Six, se faire dynamiter, c’était juste avant que des terroristes fassent sauter le World Trade Center. Ce n’était pas logique, mais pour elle les deux événements étaient liés. Certains endroits, certaines personnes comptaient plus que d’autres. On ne dépensait pas un clou pour reconstruire Buell ».

C’est donc à Buell, petite ville industrielle de Pennsylvanie ravagée par la crise, que vivent Isaac English et Billy Poe. Tout juste sortis de l’adolescence, les deux jeunes hommes ont choisi de rester à Buell. Le surdoué Isaac pour s’occuper de son père, ancien ouvrier handicapé après un accident du travail, qui semble pourtant n’avoir que mépris à son égard ; Billy, le footballeur qui aurait pu obtenir une bourse dans une université, par une certaine propension à la procrastination, parce qu’il était aussi finalement plus simple de rester vivre aux crochets de sa mère, Grace, que de partir et risquer de ne pas être à la hauteur.
Le jour où Isaac se décide finalement à partir, avec le rêve un peu fou de rejoindre une université californienne en traversant le pays comme un hobo, dans des trains de marchandises, Billy se laisse convaincre de faire un petit bout de chemin avec lui. Mais, après seulement quelques kilomètres, avant même d’avoir quitté Buell, Isaac et Billy se retrouvent avec un cadavre sur le dos. Si Isaac choisit de poursuivre son chemin, Billy décide une fois de plus de rester même si les apparences font de lui le coupable idéal.

Dans ce roman choral alternant les points de vue d’Isaac, de Poe, mais aussi de Lee, la sœur d’Isaac qui, elle, a eu le cran – ou la lâcheté – de quitter Buell pour Yale, de Henry, le père d’Isaac, de Grace, la mère de Poe et de Harris, le chef de la police, amant de Grace, Philipp Meyer dresse le portrait d’une Amérique oubliée et abandonnée, en pleine décrépitude à la fois économique et morale.
À travers des personnages simples et complexes – des êtres humains – Meyer nous conte une histoire qui l’est tout autant, ou chacun va devoir s’arranger avec sa conscience, essayant de l’ignorer, de contourner les impératifs moraux que lui a inculqués la société – mais quelle société ? Celle qui a précipité Buell et ses habitants au fond du gouffre et fait maintenant mine de les ignorer ? –, d’aller contre sa propre nature pour devenir un peu meilleur, de faire ce qu’il croit juste même si cela doit finalement créer une autre injustice.
Au milieu des usines à l’abandon dans un paysage rongé par la rouille et la dépression – économique, morale – Un arrière-goût de rouille fait aussi émerger une forme de renouveau incarnée ici par la nature gagnant du terrain ,le retour des ours et des coyotes, mais aussi la recherche par la plupart des personnages d’une certaine rédemption qui passera aussi parfois par le sacrifice. Une manière d’illustrer par l’exemple, et avec toutes les ambigüités qui peuvent aller avec, une des citations mises en exergue du roman, d’Albert Camus : « (…) ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».
EncoreDuNoirYan
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le 7 déc. 2012

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