Il est difficile de lire ce roman sans en apprécier le style ; et quand je dis l'apprécier, je ne parle pas forcément en termes de plaisir de lecture, je parle d'abord d'une évaluation honnête sur la qualité d'écriture de l'oeuvre, avant toute considération sur le plaisir que j'ai pu éprouver. Car mon expérience de lecture fut ainsi : c'est très beau, mais ça m'ennuie profondément. Heureusement, je ne fais pas de mon ennui un critère de notation, je dis seulement que je ne fus pas touchée à cœur par ce roman. Ainsi j'ai apprécié son style : si vous voulez apprendre à connaître les beautés des paysages français, vous pouvez lire du Proust, vous pouvez lire du Char, et vous pouvez lire du Gracq (comme quoi, le XXe fut un siècle prolifique en littérature du paysage). Vous verrez alors la beauté de la campagne, de la verdure, du monde qui frémit à l'aube en silence et sous la pluie, dans la forêt. Vous verrez alors que le beau naît de la contemplation des petites choses, permise ici par l'attente du lieutenant Grange dans son blockhaus pendant les quelques mois de la drôle de guerre de 1939-40 ; une attente qui n'est pas vécue comme telle, une attente sans ennui, plutôt une attente comme émerveillement et paix dans un huis clos à ciel ouvert, dans un Eden paradoxal dont le centre - le blockhaus - devient un repère, une maison dont le caractère guerrier et moribond est noyé dans l'expérience d'une vie heureuse. Je dis huis clos car le récit ne quitte presque jamais les alentours de cet espace forestier caractérisé par quelques noms de lieux-dits, par la laie (le sentier) parcouru par le héros, et par le blockhaus. Il y a des caractérisations géographiques précises, mais l'univers est limité, dans un sens par l'espace du café et de la maison de Mona (dont je reparlerai), et dans l'autre par la frontière confuse avec la Belgique, lieu futur de la guerre, lieu invisible et inaudible. Ainsi, ce huis clos forestier est l'endroit inattendu de la guerre, à l'abri des combats et des gros effectifs guerriers, c'est un lieu où on redécouvre la vie, dans la nature, loin de l'agitation et du brouhaha de la ville, au lieu de découvrir la souffrance, la faim, la fatigue, la mort.


Gracq propose par conséquent une vision originale de la guerre, un coin de guerre devenu un coin de tranquillité et de bonheur. Une parenthèse féerique, qui s'incarne plus concrètement dans la personne de Mona, l'amante du héros, la figure du conte qui ressemble plus au petit chaperon rouge qu'à une vraie femme. Et c'est là, pour moi, que le bât blesse. J'ai détesté, dès les premières lignes, cette liaison stupide. Je comprends bien son intérêt dans l'économie du roman, et je trouve très bien qu'elle ne se transforme pas en histoire d'amour tragique (ce qui m'eût encore plus énervée), mais je la trouve néanmoins trop facile, et c'est à cause de cette liaison que j'ai compris une amie qui disait "Gracq écrit pour les bourgeois". Cette beauté de la nature, dirons-nous, eût pu être crédible et parfaitement belle en son genre, comme elle est faite pour l'être, sans l'irruption de cette Mona qui est un personnage sans aucune crédibilité, qui est un fantasme niais censé parachever la beauté du monde. Mona est l'incarnation de LA femme selon l'auteur masculin : jeune mais mature, fragile mais forte, semblable à un faon qui trottine (la comparaison avec le faon est dans le bouquin, je n'extrapole même pas) ou à une enfant quand elle saute dans les flaques, elle est d'une spontanéité passionnée quand elle attire le héros à elle pour qu'il la prenne, elle est présente mais discrète, rieuse et jamais gênante, elle était là et parfaite, au bon moment, elle est belle et elle est franche, bref, Mona est l'incarnation de tous les clichés sexistes de LA femme. C'est franchement à gerber. Alors non, je n'excuse pas un bon écrivain, et surtout pas au XXe siècle, d'écrire un personnage aussi navrant, aussi peu intéressant, sous prétexte qu'il serait le point d'aboutissement de la féerie du moment et du lieu. Je n'excuse pas Gracq de projeter toute l'ambition de son livre sur un personnage racoleur et d'une facilité aussi affligeante. Je n'excuse pas Gracq de dire, comme tous les écrivains masculins du monde, que la beauté se cristallise dans la femme, et pire, dans la femme bien discrète, qui se tient bien tranquille, qui remplit gentiment (mais avec malice, parce que sinon on croirait qu'elle n'a pas de caractère) son rôle de compagne du héros en attente de l'action. Je suis déçue. Alors, écrivain bourgeois ? Au sens large alors de l'écrivain qui n'invente pas grand-chose, de l'écrivain qui a du style, une bonne idée, mais qui l'appauvrit en restant coincé dans des paradigmes démodés. L'écrivain qui écrit pour une élite bien consensuelle, l'écrivain académique au fond, celui qui est bon mais qui ne voit pas très loin. N'eût-il pas été plus fort de dire la beauté du monde comme une réalité qui naît partout, qui naît dans des rencontres passionnantes, et non comme un fantasme féminin bête ? Pour être claire, je trouve que Mona gâche le roman, en rendant non crédible l'univers décrit. La parenthèse féerique aurait pu être une parenthèse de conscience aiguë, ancrée dans le vrai monde ; au lieu de ça, elle semble être quelque chose de faux parce qu'éphémère et idéalisé selon des modalités franchement nazes.


Je pense pourtant que l'ambition de Gracq était de dire une autre expérience de la vie dans la guerre, une expérience tout aussi vraie et tout aussi forte. La guerre perd sa réalité, elle est à peine un bruit et une ombre, couverte par le chant des oiseaux et par les feuilles des arbres ; ce qui est vrai, c'est l'expérience sensorielle et affective de la nature, c'est le retour à l'essentiel (pour Gracq toujours, hein), c'est le réel contre l'inassimilable guerre, celle que l'on ne peut appréhender même quand elle arrive et qu'elle tue car elle est tellement plus absurde et plus abstraite que l'oiseau et l'arbre. On semble encore l'attendre quand enfin elle est là. C'est une autre manière, assez fine en vérité, de parler de la violence et de la solitude. Et pour cela les dernières pages du roman sont très belles et très réussies. Pour autant, il me semble que Gracq s'est laissé allé à des grosses ficelles indignes avec ce personnage féminin ridicule. C'est dommage, on aurait alors frôlé le chef-d'oeuvre, et peut-être même que je n'aurais pas été gagnée par l'ennui dont je parlais, induit de toute évidence en grande partie par l'ennui spécifique de la lecture de cette bête liaison, l'énervement profond que j'ai ressenti.


Alors qu'importe qu'il ne se passe que peu de chose dans cette oeuvre ; c'est son principe même. Dire l'immobilité, sa saveur ; dire la douceur du temps qui passe, du quotidien qu'on crée dans un espace qu'on apprivoise ; dire une étrange paix dans un lieu étrange, dans une géographie de la promenade ; dire la beauté qui persiste si un être humain rencontre son locus amoenus (son lieu agréable), envers et contre tout. Voyez les belles choses que je peux écrire à propos de cette oeuvre sans l'avoir aimée ! C'est à se demander ce que j'aurais pu écrire comme hommage à Gracq s'il ne m'avait pas manqué de respect, à moi, lectrice qui ne demandait qu'à aimer un auteur encore inconnu.

Eggdoll
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le 5 août 2018

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