« Un max de machistes d’extrême centre »

Et alors qu’est-ce que ça peut donner, un roman sur le féminisme par Iván Repila ? La plupart des romans consacrés explicitement à un sujet de société m’emmerdent : ils sifflotent généralement l’air du temps, et ledit sujet, tout fort qu’il puisse être, n’a jamais empêché quiconque de mal écrire. Je n’aurais donc prêté qu’une attention toute relative à Un bon féministe si les deux romans précédents de l’auteur – les deux traduits en français, en tout cas – ne m’avaient pas plu.
L’intrigue : un trentenaire mi-cultivé, mi-paumé socialement, comme notre société en produit tant, et auquel un « épilogue » attribuera la nom de I.R.R., rencontre une thésarde en histoire et militante féministe. Est-ce pour séduire Najwa qu’il s’intéresse au féminisme, ou parce qu’il s’intéresse au féminisme qu’il tombe amoureux de Najwa ? Toujours est-il qu’il finit par vivre avec elle et par partager son combat.
Sa tactique : fonder une organisation masculiniste – l’« État Phallique » ! – si extrême et caricaturale qu’elle desservira le patriarcat au point d’y mettre fin. On est entre la politique du pire, l’agitprop, l’entrisme et le contre-espionnage. Le fait que Najwa écrive sa thèse sur les agents doubles pendant la Deuxième Guerre mondiale n’y est peut-être pas étranger. En tout cas, « I.R.R. » ne la met pas au courant de son plan.
Frustré, notre trentenaire ? Sûrement pas. Plutôt blasé. « Le monde est une dystopie qui m’ennuie prodigieusement. Ma guerre est ailleurs » (p. 69) ; or, quand un individu blasé se trouve une guerre à mener, il va généralement jusqu’au bout, ce qui – au moins dans les fictions – débouche facilement sur des carnages tragi-comiques. (Cf. Ignatius Reilly dans la Conjuration des imbéciles, John Kaltenbrunner dans le Seigneur des porcheries…)
C’est ce qui donne son dynamisme au roman, au moins autant que la galerie de personnages à peine moins réels que votre voisin qui frappe sa femme pour son bien, votre oncle qui n’a rien contre les pédés sauf quand ça se voit trop ou ce type pour qui dire à une femme « “Vous avez une bouche parfaite pour me bouffer la queue” […] était un putain de compliment !” » (p. 178).


En toile de fond, des propos qu’on pourrait trouver dans un essai sur le féminisme ou simplement dans un ouvrage de vulgarisation sociologique : « Dans cette famille comme tant d’autres, la norme veut que jusqu’à treize ou quatorze ans un enfant mâle reste dans le giron des femmes, qui lui apprennent les bonnes manières, les clauses de bonne conduite, ce qu’on peut dire et ne pas dire, ainsi que les plaisirs artistiques ; à partir de cet âge, l’enfant mâle cesse d’être un enfant et l’on consent à ce qu’il participe aux conversations des hommes, lesquels l’introduiront, petit à petit, à l’analyse sportive professionnelle, à la quête d’une carrière économiquement rentable et au territoire complexe des relations contre le sexe opposé » (p. 32).
C’est très sommaire, certes, ça n’en est pas moins juste. (Que le narrateur parle ici de sa propre famille ne change rien à l’affaire.) De même, « s’il y a bien une chose que j’ai apprise durant ces mois d’exposition continue au féminisme, c’est que peu importent leurs revendications, on peut toujours les taxer de femmes » (p. 11) : quiconque a vécu plus d’une dizaine parmi ses semblables a fait cette expérience. Mais Un bon féministe ne fait pas que présenter des idées : il s’en sert comme d’une matière qu’il s’agit de mettre à l’épreuve.
À ce titre, le « Décalogue en négatif » (et le titre dit déjà tout) assez vite exposé par le narrateur me semble résumer assez fidèlement le roman : « Un bon féministe n’a pas besoin de se dire féministe. / Un bon féministe ne consomme pas de produits culturels qui dénigrent les femmes. / Un bon féministe ne collabore pas à des activités qui invisibilisent les femmes. / Un bon féministe n’interrompt pas une femme quand elle parle. / Un bon féministe ne plaint pas une femme pour son héritage historique. / Un bon féministe n’a pas de préjugés sur le sang menstruel. / Un bon féministe ne défend pas les différences essentialistes entre hommes et femmes. / Un bon féministe ne cesse jamais d’être féministe. / Un bon féministe ne revient pas sur ce qu’il a dit » (p. 59).


Les puritains de toute obédience y trouveront à la fois leur miel et beaucoup de choses à redire, ce qui est généralement bon signe.
Et j’ai peut-être la réponse à ma question : Un bon féministe est au roman-sur-un-sujet-de-société ce que le Puits était au conte, et Prélude à une guerre au récit dystopique (?).

Alcofribas
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le 29 mars 2021

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