Qu'est-ce qu'une religion ? C'est au départ un ensemble de mythes intersubjectifs au sein d'une population, c'est-à-dire des histoires fictives considérées comme réelles par ses membres, desquelles découlent des règles de comportement et de vie en société qui doivent permettre la stabilité et la durabilité du peuple concerné. A notre époque, la religion ainsi définie est en très nette perte de vitesse, particulièrement en Occident, à cause notamment du développement scientifique et de l'influence des Lumières. L'instrument d'oppression et de contrôle qu'elle constitue a pour ainsi dire disparu de la vie politique en France, et on ne parle plus du christianisme ou de l'Islam qu'en tant qu'éléments culturels, la plupart du temps prêtant à polémique. Cette évolution a laissé un grand vide dans cette constituante apparemment fondamentale (ou du moins récurrente) de l'être humain que l'on peut appeler le "besoin de transcendance" ou encore la "spiritualité", c'est-à-dire la croyance en quelque chose qui nous dépasse et qui donne un sens à la vie . On a donc vu fort naturellement nombre de substituts émerger qui correspondent à la définition modifiée (toujours personnelle) suivante : "ensemble de mythes considérés comme réels par un ou plusieurs individus, desquels découlent des règles de comportement et de vie qui doivent permettre l'accès au bien-être et au bonheur du ou des individu(s) concerné(s)". Le livre qui nous occupe aujourd'hui décrit une religion de ce nouveau genre par son fondateur.

Dans cet entretien de 200 pages, Frank Lopvet déploie sa mythologie (fortement inspirée du bouddhisme mais s'en distinguant singulièrement), exposée comme une évidence et sans jamais prendre la peine de nous expliquer d'où elle sort (point de livre sacré). Appelons-la le Lopvetisme puisqu'il faut bien la nommer. Il nous explique donc que les Humains sont tous les incarnations d'un seul Être et que chacune de nos expériences qui déclenche en nous une émotion sert chez une autre de nos incarnations (possiblement à une autre époque) à débloquer une situation. Dans le même temps, cette expérience est également, "sur un autre plan", révélatrice d'une part de nous-même. Par exemple, si je me casse le genou au ski, c'est à la fois parce que je trouve que ma compagne me pèse trop dessus (métaphore), et parce que cela permet à un explorateur sudaméricain du XVIe siècle de se libérer d'un piège à ours.
D'autre part, chaque individu (existant donc sur le plan de l'Être partout et toujours et sur le plan de l'Humain normal) possède un champ vibratoire, réagit à des clés vibratoires, qui peuvent être des mots, etc. Frank aurait d'ailleurs la capacité extrasensorielle de trouver les clés vibratoires des individus qu'il rencontre. Son enseignement le plus important (en tout cas le plus rabâché) est l'existence d'un effet miroir, en vertu duquel tout ce qu'une personne émet (ou vibre), elle le vit. Autrement dit, nous sommes entièrement créateurs de nos expériences, à 100% et au sens propre. Si je me fais tirer dessus, c'est que je l'ai littéralement demandé (à un niveau subconscient bien évidemment). Il en découle le pouvoir absolu de l'esprit sur la matière, si l'on parvient à son niveau d'illumination bien sûr. Il réfute la notion traditionnelle de Karma pour lui substituer cet effet miroir.
Anecdotiquement, entre autres choses, Frank déclare aussi pouvoir communiquer avec les morts et admet l'existence des égrégores.

Une fois ce paradigme établi, il est alors recommandé entre autres, pour bien vivre, les postures suivantes :

  • Il faut lâcher prise et vivre la vie sans autre forme de procès : tout ce qui nous arrive se passe pour une raison, et a une conséquence positive ailleurs. C'est pour cela que, paradoxalement, ceux qui se contentent déjà de "vivre leur vie" sont mieux armés que ceux qui, plus introspectifs, se plongent dans les affres de la spiritualité sans pour autant accéder à ce lâcher-prise.
  • Nous devons accepter les émotions qui nous traversent, car tant qu'une émotion ne sera pas acceptée, elle reviendra comme un boomerang : en effet il faut qu'elle puisse jouer son rôle et libérer ton autre incarnation (et toi-même) de sa mauvaise situation.

Je pourrais adopter un point de vue libéral-détaché et laisser Frank Lopvet nous parler de sa mythologie si ça lui fait plaisir, car les recommandations qui en découlent sont, elles, loin d'être idiotes. Seulement voilà : D'abord il méprise la science. Il dit aux athées qu'ils croient en un Dieu appelé Science. D'après lui, tout ce que la science ne sait pas expliquer, elle dit que ça n'existe pas (c'est évidemment faux). Ensuite, aussi incohérent que cela puisse paraître, il s'appuie sur la dite science pour étayer sa mythologie. Il use pour cela de techniques très répandues de charlatanisme (ou pseudo-science) qui consistent à prendre un concept scientifique reconnu (vraisemblablement sans le comprendre) et à en faire des déductions logiquement invalides pour montrer que sa religion est la vraie. Certains théologiens musulmans et chrétiens s'amusent d'ailleurs à faire la même chose en prétendant que leurs livres sacrés avaient déjà compris la physique atomique ou quantique. Voici quelques occurrences de ses malhonnêtetés :

L'énergie
Citation : "Si tu crois en la science, tu comprends qu'on est dans un monde d'énergie [jusqu'ici ça va], que ce monde d'énergie réagit aux impulsions électro-magnétiques [pas d'objection], donc que nos pensées créent un mouvement dans la matière [euh ?]." Il prend donc un principe simplifié de la physique quantique, selon lequel les particules changent en fonction de l'observateur, et en déduit donc à un niveau macroscopique que "ce que je crois, je le vis". Le pire, c'est que sa conclusion n'est pas nécessairement fausse, dans une certaine mesure : notre façon d'appréhender la vie a une influence sur ce qui nous arrive (micro-stimuli, état d'esprit favorable à saisir les opportunités...).

La perception visuelle
Autre base scientifique fausse, les "cônes" des yeux (petit nom des photorecepteurs) qui, selon l'auteur, sont au nombre de trois et servent à voir les objets de manière tridimensionnelles. Comme d'autres animaux en ont un nombre différent, ils vivent une réalité qui nous est impossible à appréhender : à eux la quatrième dimension ! Sauf que c'est faux et re-faux. Les humains n'ont pas trois cônes mais trois types de cônes, et ils servent à former les couleurs, pas la 3D (qui elle, est possible grâce à nos deux yeux). La crevette-mante a en effet 16 cônes, ce qui lui permet de percevoir non pas 16 dimensions mais un plus large rang de "couleurs" (longueurs d'onde). Réalité ineffable pour l'humain, mon oeil, si j'ose dire.

La gravité
Il dérive du concept de force gravitationnelle un parallèle avec notre "aura" en déduisant que, si la gravité s'exerce à l'échelle de planètes et à l'échelle atomique, alors elle doit aussi s'exercer sur les humains... C'est indéniable. Mais là, saut quantique à sa conclusion : on attire donc ce qui nous ressemble !

Je constate avec satisfaction que je suis en parfait accord avec le passage suivant : "J'ai envie d'éclairer un monde qu'on ne peut pas prouver, et dans lequel tout retrouve une place noble, une place qui justifie que ça arrive, que tout cela a vraiment du sens". Dans cette citation s'exprime à mes yeux l'essence du livre : il énonce une mythologie dont découle une recette du bonheur. Je n'aime déjà pas les religions, mais quand celles-ci feignent d'avoir des fondements scientifiques (mais pas folle la guêpe, on insistera sur l'inutilité de vouloir prouver quoi que ce soit) ça a le don de m'irriter. Si tu estimes avoir des enseignements à dispenser, vas-y, mon vieux. Mais pourquoi dire autant de bêtises au mètre carré pour l'illusion d'une scientificité que tu dis mépriser ?

Comme tout texte religieux, le livre a quelque intérêt en terme de développement personnel. Par exemple, à la question "comment faire pour identifier mes comportements et croyances hérités de mes parents et m'en débarrasser", il répond que souhaiter s'en débarrasser est déjà une erreur et qu'il faut au contraire cesser de s'y attacher et l'accepter. Il met l'accent, plus largement, sur un phénomène intéressant : les personnes qui "entrent en spiritualité" le font dans 100% des cas suite à un traumatisme, elles sont donc dans la reconstruction, la revalorisation de soi. Par conséquent, elles ne voient plus que le beau côté de leur personne. C'est nécessaire à leur résilience mais il avertit que s'arrêter là est délétère et qu'il faut aussi accepter son être entier, avec ses défauts : "la lumière n'existe qu'avec l'ombre". Son insistance à fustiger les hippies new-age n'est pas non plus pour me déplaire.

Pour terminer, le Lopvetisme, au même titre que le bouddhisme et l'hindouisme, présente en sus un immense problème : tout ce qui arrive arrive pour une raison, donc tout va toujours pour le mieux et tout est déterminé. En conséquence de quoi, inutile de lutter. Ces deux doctrines prônent le désengagement politique et l'acceptation du monde tel qu'il est, c'est très conservateur et peut justifier toutes les injustices.

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le 25 juin 2023

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