(SPOILER)

Comme les deux autres romans d'André Brink que j'ai lus, et comme probablement la plupart de ses autres livres, celui-ci parle du racisme. Sauf que comme l'une des deux protagonistes est une jeune femme blanche opportunément devenue veuve suite au décès accidentel de son mari qu'elle n'aime pas, et comme du coup elle va bien devoir faire sans lui, ce bouquin-ci parle aussi du sexisme et de l'oppression de genre ; et la subtilité des interférences entre ces deux schémas de domination n'est pas sa moindre qualité. En clair, d'Adam/Aob ou d'Elisabeth Larsson, il n'est pas toujours facile de savoir qui domine qui, qui exerce l'emprise sur qui. Mais là où le livre est vraiment fort, c'est que les deux oppressions ne sont pas représentées symétriquement. Alors que la violence raciste de l'esclavage est montrée, accusée avec éclat (comment ne le serait-elle pas ?), alors que c'est Elisabeth que l'on voit progressivement se défaire de ses préjugés raciaux et qu'Adam a d'emblée le beau rôle, les références à la violence sexiste (physique ou symbolique) parsèment le livre, mais sans toujours être désignées comme telles. Ainsi Elisabeth est victime d'attouchements de la part de son oncle (et ça, y a pas de problème, on nous fait comprendre que c'est mal), elle est victime d'une tentative de viol de la part d'un fermier si caricaturalement antipathique qu'on ne peut être que massivement, entièrement, complètement de son côté à elle, mais elle est aussi victime de ce qu'il faut bien appeler un viol de la part d'Adam, vers le milieu du livre :

"Elle est tellement hypnotisée par le lent roulement de l'eau qu'elle est à peine consciente de la présence d'Adam, de ses mouvements, de ses gestes, et ne se rend pas compte qu'il se couche sur elle. Elle ferme les jambes instinctivement, mais il la force à les rouvrir, tient ses cuises écartées avec son genou, lui fait mal. Elle se met à pleurer, ne comprenant pas très bien ce qui se passe. Il semble possédé, va et vient en elle. Elle se débat comme s'il était un étranger qui essaierait de prendre l'avantage sur elle. Elle découvre de façon choquante, aveuglément, qu'elle ne se bat plus contre lui mais s'agrippe à lui, se saisit de lui, le retient, creuse et laboure son corps avec ses ongles." (p. 157 dans mon édition)

Mais ce viol-là n'est pas désigné comme tel ; il ne provoque aucune altération dans les sentiments qu'Elisabeth porte à Adam ; il est euphémisé par le fait que la "victime" finit par y consentir. Autrement dit, il est relativement possible de lire le récit de l'oppression sexiste sans en être choqué-e ; en tout cas, c'est une possibilité qui me semble programmée par le roman lui-même. C'est tout à fait impossible pour la violence raciste.
Il est presque gênant de parler de "viol" et de "victime" (d'où mes guillemets sur ce mot) alors que le romancier, théoriquement, est garant de ce qui se passe dans son roman et dispose d’un pouvoir quasi-souverain de nomination. Si un viol n’est pas désigné comme tel par le roman, ou, plus exactement, si le roman ne cherche pas à faire venir ce terme à l’esprit du lecteur ou de la lectrice au moment où le « viol » est décrit, alors ce n’est pas tout à fait un viol. C’est quelque chose qui ressemble à ce qu’on appelle « viol », mais ce n’est pas un « viol ». Si on ajoute à cela que ni Adam ni Elisabeth n’ont l’air de tenir ça pour tel, et que la distance temporelle contribue à rendre encore plus floues les définitions (on est au XVIIIe siècle, à une époque où la notion de « viol conjugal » n’existe pas, et on parle bien de deux individus qui sont aussi marié-e-s qu’on peut l’être quand on n’a pas de prêtre sous la main), le roman, me semble-t-il, travaille à créer d’une part, un hiatus entre la perception des choses et leur impossible ou difficile identification/analyse dans une grille de lecture facile et rassurante ; et d’autre part un contraste entre le traitement de la domination sexiste, qui joue en permanence sur cet hiatus, et le traitement de la domination raciale, qui est toujours beaucoup plus franc et explicite : la représentation du racisme est à peu près toujours redoublée, à un niveau ou à un autre, par son commentaire. Là, donc, où le livre est fin, et en même temps très respectueux de son lecteur ou de sa lectrice, c’est qu’il obéit à un principe de « clair-obscur » fondé sur des procédés variés de monstration/esquive, et combinant une dimension didactique parfois même un peu lourde (je vais y revenir) avec un abandon du lecteur à sa propre responsabilité et à son propre jugement. On tient le lecteur par la main, mais un temps seulement ; on lui montre une oppression mais on suggère l’autre ; un train peut en cacher un autre, et c’est à nous de nous méfier.

Je parle du viol d’Elisabeth par Adam, événement central dans le roman, fondateur aussi (car c’est à la suite de cet épisode qu’Elisabeth va, pour la première fois, utiliser le « vrai » nom de son amant, celui que sa mère, et non les maîtres blancs, lui a donné), mais pour donner un exemple d’un autre type, et peut-être plus facilement généralisable à d’autres moments du livre, je voudrais aussi faire remarquer que cet épisode du viol survient dans une séquence où
Adam met sciemment en danger la vie d’Elisabeth, en la faisant venir plus ou moins contre son gré sur un îlot au large de la côte, séparé de la terre à marée haute, et menacé par les vagues. La nuit suivante, alors que les personnages sont rentré-e-s à terre, l’îlot sera bel et bien englouti par les flots. Deux pages plus loin, dans une séquence exactement symétrique, c’est Elisabeth qui va se montrer imprudente en tentant d’escalader un piton rocheux, provoquant un éboulement qui manque de tuer Adam. Sauf que dans le premier cas, l’imprudence d’Adam débouche sur un approfondissement de leur amour, sur une cérémonie quasi-baptismale et fondatrice ; dans le second cas, Elisabeth est toute penaude et se fait juste houspiller comme du poisson pourri par Adam.

Cette histoire de montré/caché m’amène à parler du style, et de la dimension psychologisante du roman. Parce que évidemment, lorsque je dis que le roman montre, identifie, désigne le racisme (et, mais plus rarement, donc, le sexisme), ça ne veut pas dire qu’il y a des interventions indignées du narrateur ou des notes de bas de page pour nous dire quoi penser ; ça veut simplement dire, soit que la séquence est construite assez clairement pour que l’axiologie des comportements ne fasse aucun doute (je pense au fermier caricatural qui essaie de violer Elisabeth à la fin), soit que les personnages eux-mêmes formulent une analyse réflexive sur la situation où ils se trouvent, soit dans des dialogues, soit dans les très nombreux psychorécits. Et là, le roman trouve l’une de ses rares failles. André Brink a l’air d’être meilleur narrateur que dialogiste ; ses dialogues sont souvent un peu plats, un peu creix et maladroits. En fait, les personnages disent toujours, exactement, ce qu’ils doivent dire, avec une justesse un peu suspecte, pour exprimer ce que le narrateur a envie d’exprimer, ou pour provoquer la situation narrative que le romancier a envie d’écrire. En ce qui concerne la psychologie des personnages, elle fait l’objet d’une analyse minutieuse et abondante ; remarquons d’abord que ce n’est pas un trait propre à ce roman-là : les deux autres du même auteur que j’ai lus recourent massivement au même procédé. Sauf que les deux autres en question, Au plus noir de la nuit et Rumeur de pluie, se passent dans l’Afrique du Sud du XXe siècle, sous l’Apartheid, à une époque grosso modo contemporaine (et en tout cas contemporaine de l’écriture des romans). Il n’est pas tellement choquant que dans ces romans, les personnages aient les moyens politiques de déployer un discours théorique sur leur propre situation, d’étayer leurs analyses de concepts militants par exemple. André Brink s’est cru autorisé à faire la même chose dans un roman historique, certainement parce que son ambition était bel et bien de parler de l’Apartheid sous couvert de parler d’esclavage. Louable intention. Mais on flirte avec l’anachronisme, et donc le didactisme un peu lourd, quand on voit Adam et Elisabeth, par exemple, analyser leur volonté d’émancipation dans les termes d’un universalisme humaniste tout de même un peu précoce (Elisabeth, en substance : « je voudrais être traitée comme un être humain et non comme une femme… »). Je feuillette le livre, et je tombe, p. 232, sur ce qui n’est peut-être pas le meilleur exemple, mais qui fera bien l’affaire quand même : « Qu’y a-t-il de mal à ce qu’on soit une femme, de toute façon ? Doit-on en avoir honte ? » - ici, ce qui est gênant, c’est que la question rhétorique est adressée au lecteur moderne et à ses sentiments féministes, par-dessus l’épaule de la destinataire interne au roman (la mère d’Elisabeth), alors que la question n’a évidemment ni le même sens, ni la même portée, ni la même évidence dans les deux situations de communication. Il y a plusieurs moments où j’ai été un peu gêné par ce télescopage. C’est vrai pour les dialogues, mais c’est souvent assez vrai aussi pour les psychorécits. On pourrait dire, et on n’aurait pas tort, que le choix de l’analyse psychologique dans un roman implique nécessairement de mettre des mots sur des sentiments qui ne sont pas spontanément verbalisés, qui restent normalement de l’ordre de l’incertain, de l’ineffable – au risque, donc, de la cristallisation dans le langage, au risque du durcissement. C’est en tout cas un danger permanent de l’exercice. Mais peut-être parce qu’il veut sciemment faire œuvre de militant en écrivant son roman, André Brink ne succombe à ce travers QUE quand il s’agit de parler de l’oppression et de la domination, c’est-à-dire quand il a visiblement envie de convoquer des éléments d’analyse politique. Pour le reste, les plongées dans la psychologie des protagonistes fonctionnent plutôt très bien, grâce à des procédés stylistiques assez vite repérés et utilisés sans parcimonie, mais toujours avec talent : des phrases courtes, des phrases nominales, des pronoms sans antécédents explicites, des changements brusques dans la deixis, des phrases interrogatives plutôt qu’assertives, etc.

Ce talent dans la restitution psychologique explique en partie l’un des tours de force du bouquin : réussir à captiver le lecteur pendant plus de 300 pages alors qu’il ne se passe, en réalité, pas grand-chose. Il faut toute la justesse psychologique, tout le talent pour la description, tout le sens magistral du rythme d’André Brink pour désennuyer le lecteur à chaque fois qu’on risquerait de décrocher. Un instant dans le vent est un roman lent, un roman exceptionnellement sobre, quasiment sans autres personnages que ces deux êtres dont on voit l’amour grandir, sans autre rebondissement que le hasard des rencontres, le succès des chasses et les caprices du climat. Mais je crois que si on adhère si facilement à ce rythme imposé, c’est aussi parce que la lenteur a une double dimension, esthétique et thématique. En fait, la marche du lecteur est presque homologue à celle des personnages, tendus vers la perspective déchirante d’un but, le retour au Cap, qui signifiera la fin de leur amour et leur réinscription dans l’ordre des hiérarchies sociales, raciales et sexuelles – même si les protagonistes s’illusionnent beaucoup, par la force des choses, sur leur capacité à surmonter les obstacles une fois rentrés. Du coup, Un instant dans le vent ne peut être qu’un roman qui prend son temps : un roman où Adam et Elisabeth s’arrêtent, font une pause, se prélassent pendant quelques mois et presque cent pages sur une petite plage idyllique avec la perspective vaguement caressée d’y vivre jusqu’à la mort dans une solitude autarcique, sauvage et heureuse. Un roman, finalement, où l’on progresse par à-coups, ralentis que l’on est par les pluies et les tempêtes, par les affronts de la soif et de la faim, par les rigueurs du soleil, si désireux que l’on se sent de ne pas atteindre son but et de pouvoir perpétuer le plus longtemps possible cet état précaire d’universalisme à deux où les déterminations externes tendent à s’abolir, ou du moins à s’estomper. Chaque description, chaque flash-back, comme chaque obstacle à la marche des deux héros, est un nouveau répit. J’irai jusqu’à dire que c’est un roman qui se lit lentement, par petites gorgées, le soir et le matin dans le métro : ce serait honorer sa magistrale capacité à créer un tempo, à régler le pas du lecteur sur celui d’Elisabeth et Adam, et lui faire désirer et redouter sa fin, à combiner l’angoisse du surplace et l’effroi de la vitesse. À ce point de vue aussi, c’est un grand roman.
Gauvain
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le 1 mai 2013

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