Cinquième titre paru dans la désormais incontournable collection Une Heure-Lumière, la nouvelle de Kij Johnson m’a laissé un temps sans voix, asséchant ma plume et mon clavier, incapable de formuler en termes simples un avis autre que lapidaire. L’argument de départ ne rend pas la chose aisée, puisqu’il tient tout entier sur un timbre poste. On pourrait le résumer de la façon suivante : c’est l’histoire d’un architecte venu bâtir un pont pour franchir un fleuve de brume séparant deux contrées oubliées d’un même empire. Que la brume soit corrosive et qu’elle cache en son sein des géants monstrueux, voire d’autres secrets, au point de rendre sa traversée en bac périlleuse, n’intervient finalement qu’à la marge, comme pour raccrocher in extremis le texte à la fantasy, voire à une science-fiction low-tech. Mais, cela n’a pas grande importance, tant l’auteure américaine flirte avec la corde sensible du lecteur, écartant fort heureusement l’écueil de la mièvrerie.
En dépit d’un décor réduit à une épure, Un Pont sur la Brume s’aventure en effet très loin dans le registre de l’émotion, explorant cette zone grise et fluctuante de la psyché où se tapissent les sentiments. Ce pont dressé entre Procheville et Loinville, à cheval sur l’inconnu, opère non seulement un rapprochement entre les deux rives, mais il permet la réunification de l’empire qui en commandite la construction. Véritable œuvre d’utilité publique, l’infrastructure annonce hélas aussi la fin programmée du bac, une activité lucrative (et périlleuse, on l’a déjà dit) se transmettant depuis des générations dans la même famille, au point de lui donner son patronyme. Avec une telle accroche, d’aucuns pourraient craindre un récit narrant la lutte du pot de fer contre le pot de terre, la modernité et le progrès finissant par triompher des réticences, voire de la résistance des autochtones. Mais, Kij Johnson choisit d’emprunter une voix de traverse, délaissant l’ouvrage d’art pour se concentrer sur sa valeur métaphorique.
En effet, l’intrigue se focalise rapidement sur le couple formé par Kit Meinem d’Atar, le fameux architecte, et Rasali Bac dont la famille assure le passage au-delà de la brume. Loin de s’opposer frontalement, les deux personnages se côtoient puis se toisent, avant de s’apprivoiser et de se rapprocher définitivement, partageant leurs passions mutuelles, l’un pour la construction d’infrastructures herculéennes, l’autre pour les mystères insondables de la brume. Autour d’eux, le microcosme de Loinville et de Procheville se fait et se défait au gré des drames qui marquent l’avancée des travaux. On suit leur évolution naturelle et on s’attache aux personnages, ressentant leurs émotions sans verser dans le pathos.
Dans une certaine mesure, toute proportion gardée, Un Pont sur la Brume n’est pas sans rappeler l’atmosphère du film Local Hero de Bill Forsyth. En construisant son pont, Kit Meinem d’Atar tisse des liens d’amitié avec les autochtones, apprenant à les connaître, à ressentir leurs joies et leurs peines. Il s’ouvre ainsi à autrui, donnant davantage d’épaisseur à son existence, jusque-là juste fonctionnelle et terne.
Bien moins cérébral que L’Homme qui mit fin à l’Histoire, Un Pont sur la Brume préfère le registre de l’émotion, titillant d’autres organes de l’anatomie. Un terrain glissant et très subjectif, d’où mes difficultés à livrer un avis développé. Car, même si la novella ne m’a pas pleinement convaincu, elle a quand même atteint son objectif : émouvoir avec simplicité et sincérité. Rien que pour cette raison, il serait dommage de se priver de sa lecture.
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