Il n’y a pas de lumière dans ce livre, pas même une fin de bougie, comme il n’y en a pas dans ce bourg des Cévennes, cerclé de monts, comme des murs de forteresse que le soleil n’escalade jamais : l’ambiance est celle des grandes douleurs, des nuits sans fin, des nuits sans fond.


Dans ce coin caché du monde, un capucin qui semblait fait pour l’endroit vint prêcher dans une église qu’aucun cierge n’éclairait plus, et où des yeux de lynx, s’il y en avait eu, n’auraient pu lire leur vêpres… Mme de Ferjol, dévote, et sa fille Lasthénie – un ange – assistaient aux prédications sur l’Enfer de ce ténébreux et charismatique étranger, par qui le malheur arriva :



Les plus grandes séductions peut-être que l'histoire des passions pourrait raconter, ont été accomplies par des voyageurs qui n'ont fait que passer et dont cela seul fut la puissance... L'austère capucin qui parlait alors de l'Enfer, avec une énergie de parole qui rappelait le formidable Bridaine, ne paraissait pas fait pour semer dans les âmes autre chose que la crainte de Dieu, et il ne savait pas, et les deux femmes qui voulaient le voir ne savaient pas non plus, que l'Enfer qu'il prêchait, il allait le leur laisser dans le cœur.



Ainsi Barbey sonde les cœurs de la veuve et de sa fille en descendant jusque dans les abysses, passant par tous les dégradés de noir qu’un peintre puisse imaginer, pour ne jamais remonter. Une mère déchirée entre la haine et l’amour – cet éternel conflit – qui en elle viennent s’entrechoquer, comme la lame vient s’éclater sur les rochers lors des tempêtes, avant qu’une autre la suive, encore et encore. Et puis une fillette, Lasthénie, qui avait grandi dans la sombre bourgade, comme une violette au pied de ces montagnes ; l’enfant trop faible pour porter le poids des malheurs qu’on ne devrait jamais connaitre… Entre les montagnes des Cévennes jusque dans la solitude d’un lugubre château de Normandie, il ne ressort de cette relation, étudiée au télescope, qu’un cri désespéré et triturant.


Barbey livre ici, selon ses mots, une pierre de couleur sombre, une œuvre jugée immorale en son temps mais aux sentiments si humains, ciselés avec la précision d’un orfèvre. C’est le livre de l’impossible pardon, du déchirement continuel, de la difficulté d’être chrétien quand le monde – le diable – s’acharne, de la difficulté d’être plus qu’un Homme. Trouve-t-on seulement un sourire dans ce tableau ? Quand on sent venir une éclaircie, l’auteur remet un peu de noir.
Lors de la parution d’Une histoire sans nom, H. Fournier écrivait :



Une sensation de désespérance découle, sans aucun adoucissement, de l’œuvre dans laquelle Barbey a atteint les dernières limites de la perfection littéraire et artistique, en n’ouvrant, chose étrange et rare, aucun horizon élevé pour le penseur.



Il s’agit assurément de l’une des plus belles plumes de la littérature française, une plume au service des passions déchaînées. On commence dans la nuit pour finir dans la nuit : il n’y a pas de lumière dans ce livre.

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le 15 janv. 2021

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