Plus drôle et moins cérébral que son prédécesseur, ce deuxième volume des aventures de Jeremy Cook est une sorte de fan-service débridé où l'on retrouve l'humour fin et sarcastique de David Carkeet dévoilé avec "Le Linguiste était presque parfait" ("Double Negative" en V.O.). Encore une fois, c'est un peu dommage de le dire, mais l'un des meilleurs romans de l'année n'est pas vraiment de cette année (il a été publié pour la première fois en 1990), et c'est vraiment un roman. Ben oui : ce n'est pas un essai, ce n'est pas une autofiction, ce n'est pas une biographie, ce n'est pas une enquête, ce n'est pas non plus un roman érotique, ce livre ne ressemble à vrai dire à aucun des stéréotypes que l'on voit ces derniers temps en tête de gondole. Et comme d'habitude, c'est l'éditeur Monsieur Toussaint Louverture qui s'y colle - note : mes lecteurs les plus avertis auront constaté que je consacre systématiquement à ses publications des critiques élogieuses, mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, je ne suis pas un VRP, je n'ai ni amis, ni famille qui y travaille et je n'ai aucun intérêt personnel à faire connaître cet éditeur hormis le fait (à mes yeux largement suffisant) que je l'aime beaucoup, pour à peu près tous ses choix d'édition consistant à traduire des œuvres cultes dans d'autres pays et le fait qu'il soit désormais quasiment le seul éditeur (ou en tous cas, le seul éditeur visible) sur le créneau du romanesque pur.


Culte donc, cette Putain de catastrophe l'est à de nombreux égards, d'abord parce qu'elle est la suite d'un des romans comiques les plus appréciés aux USA depuis maintenant trente ans, ensuite parce qu'elle pousse encore plus tous les curseurs vers la franche déconnade, vers la gaudriole la plus décomplexée. Il serait vraiment dommage de commencer ce livre sans avoir lu son prédécesseur, lequel est étrangement, en tous points, plus fin, et pose les bases les plus précises du personnage principal, le linguiste Jeremy Cook. Une suite moins fine ? Oui. David Carkeet met les pieds dans le plat, s'en donne à cœur joie en évacuant en grande partie l'aspect sérieux du premier volume (il y était tout de même question d'un meurtre) pour écrire une histoire beaucoup plus vaudevillesque. Est-ce un mal ? Non, mille fois non. Les personnages sont très bien campés, les dialogues, très nombreux, sont cinglants et ciselés, et le style froid, détaillé et bourré d'ironie de Carkeet fait merveille à chaque instant. Le pitch, minimaliste, est le suivant : Jeremy Cook, célibataire indécrottable et loser sentimental, est envoyé par son nouvel employeur sauver un mariage en déroute. Sa mission est d'habiter dans leur maison, de partager leur quotidien afin de débusquer la nature de leur problème et de le résoudre par la linguistique, son domaine professionnel. Or, son employeur est fou, Cook est lui-même un handicapé des sentiments et le couple en question est a priori foutu tant l'homme et la femme semblent se détester.


L'un des personnages clé du livre, Roy Pillow, l'employeur de Cook, est un hurluberlu complètement cramé auquel David Carkeet réussit à donner beaucoup de consistance et dont chaque apparition relance le récit dans une direction imprévue. La progression dramatique tourne autour du Manuel Pillow, une sorte de calendrier de l'Avent au contenu farfelu, dont Jeremy Cook descelle les pages au fur et à mesure que le temps passe, dans le but de suivre les instructions qu'elles contiennent. Cook doit se débrouiller avec des consignes aussi laconiques que "Faire son Pillow", on l'observe se perdre dans une multitude de suppositions avant de mettre en oeuvre la fameuse méthode. Le premier quart du livre, qui met en scène le fameux Pillow dans toute sa splendeur, est un régal d'humour absurde et de réparties cinglantes, où l'on découvre l'affrontement entre Cook, pragmatique et désabusé (mais infiniment juste dans son humour pince-sans-rire) et Pillow, lunatique, autoritaire et quasi-extraterrestre. L'auteur l'explique à la fin, son récit fonctionne sur trois niveaux de réalisme : il y a le couple, crédible et simple, qui donne au récit une coloration assez dramatique ; Cook, moins évident, dont les interventions se situent sur une frontière imaginaire (très finement étudiée, et finalement d'autant plus drôle) entre comédie et réalisme ; Pillow, trickster dément et insaisissable à l'impossible personnalité.


Une nouvelle fois, le champ lexical de la linguistique est bien employé, et il reste dans ce roman un fonds palpable d'intellect, une réflexion sur le sens du langage dans l'amour et la manière dont la communication permet de surmonter l'incompréhension entre les personnes. On pourrait penser que David Carkeet enfonce des portes ouvertes, mais le pragmatisme détaché avec laquelle il fait progresser le récit augmente le potentiel comique de l'histoire et des situations. Dan et Beth, le couple modèle, désolé de devoir confier la santé de leur couple à un inapte en la matière, agit comme une sorte d'opposé naturel à Cook, qu'on sent, du début à la fin, étranger et mal à l'aise face à ce conflit qui le dépasse, mais dont il essaye malgré tout de comprendre les tenants et aboutissants. Sa solitude et son caractère soupe-au-lait lui donnent un potentiel comique rarement démenti ; sa nature même, le fait qu'il soit étranger à lui-même et ne se connaisse pas (ce que l'auteur suggère à de nombreuses reprises et avec beaucoup d'agilité) encourage le lecteur à s'y projeter, à le remplir de ses propres doutes et aspirations. C'est assez simple mais ça fonctionne très bien. Chemin faisant, David Carkeet nous emmène vers une réflexion plutôt moralisatrice (comme dans "Le Linguiste...") mais également remarquablement étayée, l'humour débridé laissant place, sur la fin, au rassemblement des pièces d'un puzzle qu'on aurait éparpillé aux quatre coins du livre. C'est malin, c'est accessible, c'est tendre, rarement nunuche mais souvent poilant et toujours bien écrit. Une sorte de comédie romantique acide, loufoque, mais aussi pleine d'espoir et d'une réflexion féconde sur la linguistique de l'amour.

boulingrin87
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 15 oct. 2014

Critique lue 326 fois

4 j'aime

2 commentaires

boulingrin87

Écrit par

Critique lue 326 fois

4
2

D'autres avis sur Une putain de catastrophe

Une putain de catastrophe
Jules_Athouni
7

Les nouvelles mésaventures de Jeremy Cook

Les éditions Toussaint Louverture ont publié l’an dernier un premier livre de David Carkeet, "Le linguiste était presque parfait". Le lecteur y découvrait un personnage attachant, linguiste...

le 25 mai 2014

3 j'aime

Une putain de catastrophe
Laura_Weaver
6

Critique de Une putain de catastrophe par Laura Weaver

Je l'ai fini encore et toujours selon la logique du "maintenant que j'en suis là, autant finir" (l'espoir et l'orgueil). Je n'ai pas aimé et j'ai mis 1 mois à le finir, ça m'a paru interminable...

le 23 déc. 2017

Une putain de catastrophe
Dgéciné
8

Thérapie de couple à domicile !

Une belle critique de mœurs traitée avec beaucoup d'humour, tout le monde peut se reconnaître! Le top c'est la schizmogenese complémentaire, elle m'a fait beaucoup rire. Le début du livre est un peu...

le 8 nov. 2014

Du même critique

The Lost City of Z
boulingrin87
3

L'enfer verdâtre

La jungle, c’est cool. James Gray, c’est cool. Les deux ensemble, ça ne peut être que génial. Voilà ce qui m’a fait entrer dans la salle, tout assuré que j’étais de me prendre la claque réglementaire...

le 17 mars 2017

80 j'aime

15

Au poste !
boulingrin87
6

Comique d'exaspération

Le 8 décembre 2011, Monsieur Fraize se faisait virer de l'émission "On ne demande qu'à en rire" à laquelle il participait pour la dixième fois. Un événement de sinistre mémoire, lors duquel Ruquier,...

le 5 juil. 2018

77 j'aime

3

The Witcher 3: Wild Hunt
boulingrin87
5

Aucune raison

J'ai toujours eu un énorme problème avec la saga The Witcher, une relation d'amour/haine qui ne s'est jamais démentie. D'un côté, en tant que joueur PC, je reste un fervent défenseur de CD Projekt...

le 14 sept. 2015

72 j'aime

31