Il est des romans gigantesques. Non pas tant par leur nombre de pages, mais pas l'immensité des thèmes abordés.
A l'Est d'Eden n'est pas exceptionnellement long. Il ne fait que la moitié des Misérables (à une ou deux vaches près). Mais pourtant, c'est un roman inépuisable.
D'abord, il s'agit d'une extraordinaire galerie de personnages. Steinbeck raconte la destinée de deux familles, les Trask, originaires de l'Est, et les Hamilton, immigrés irlandais installés en Californie. La part d'autobiographie est grande, puisque Samuel Hamilton n'est autre que le grand père paternel de Steinbeck. Cela n'en fait pas moins un personnage romanesque époustouflant et inoubliable, quelqu'un qui marque des générations de lecteurs.
Steinbeck se révèle très vite un formidable portraitiste. Ses personnages sont émouvants, denses, profonds. On se prend d'amitié ou de compassion avec eux. Quel lecteur n'a pas eu envie de rencontrer Samuel dans la réalité ? Cette figure de patriarche étourdi, de rêveur, de Géo Trouvetou sacrifiant le bien-être familial pour faire l'acquisition de brevets qui le ruinent à chaque fois, de beau-parleur capable d'enjoliver le monde avec ses histoires... Quelle beauté, quelle finesse dans ce personnage inoubliable !
Très vite, on se rend compte que les relations familiales sont placées au centre du roman. Père-fils : Cyrus avec ses deux garçons Charles et Adam, Adam avec ses jumeaux Aron et Cal, Samuel avec ses quatre garçons, les personnages se définissent par les liens qu'ils tissent avec leurs aînés. Certains font tout pour échapper à la malédiction paternelle (à la différence de son père, Will Hamilton n'invente rien, et c'est comme cela qu'il devient riche), d'autres s'inscrivent au contraire dans la droite lignée du patriarche (Tom Hamilton). Mais, qu'il serve d'exemple ou de repoussoir, ce rapport pères-fils est central au roman comme il est central au développement des personnages.
« Si l'homme n'était pas repoussé par ceux qu'il aime, il ne serait pas ce qu'il est. Peut-être y aurait-il moins de déséquilibrés. Et je suis sûr que les prisons ne seraient plus nécessaires. C'est là qu'est le commencement. Un enfant, se voyant refuser ce qu'il demande, donne un coup de pied au chat et cache sa faute secrète ; un autre vole de l'argent pour acheter l'amour ; faute, vengeance et faute plus grande encore. L'humain est le seul animal qui ait des remords. Une seconde ! Je pense que cette ancienne et terrible histoire [de Caïn et Abel] est importante parce qu'elle définit la charte de l'âme, cette âme secrète, repoussée, coupable. »
Charles, dont le cadeau est refusé, ignoré par son père. Aron le fils modèle face à Cal le ténébreux. La quête de reconnaissance qui fait naufrage face à l'indifférence ou simplement l'étourderie d'un père trop absent, trop ailleurs. Et nos personnages de se construire face à ce roc, cherchant une façon d'attirer, sinon l'amour, du moins l'attention paternelle. Quitte à ce que ce soit par la violence, la vengeance contre l'autre frère, etc.


Ce qui est formidable avec ce roman, c'est qu'il se joue sur plusieurs niveau. Il y a le portrait des personnages, mais il y a aussi la description d'un pays en plein bouleversement. Nous sommes entre la guerre de Sécession et la Première Guerre Mondiale, à ce tournant entre XIXème et XXème siècles. Steinbeck nous montre avec amusement, mais parfois aussi plus sérieusement, les changements technologiques mais aussi sociaux que traverse le pays. Les automobiles, l'électricité, le téléphone, les trains qui emmènent sur la Côte Est les produits agricoles qui ont poussé à l'Ouest, etc.
Bien entendu, ces changements entraînent des bouleversements du mode de vie. On passe d'une vie paysanne à une vie citadine. Adam Trask emménage à la ville pour que ses enfants puissent faire des études, ce qui n'était pas concevable une génération plus tôt. Les deux modes de vie sont dans une opposition de plus en plus grande. Will Hamilton refuse que sa sœur Dessie retourne vivre à la campagne. Ce serait, à ses yeux, une régression sociale. Pour bien vivre, il faut vivre ne ville avec tous les avantages du modernisme. A l'Est d'Eden, c'est aussi la fin d'un monde : avec l'urbanisation grandissante de la population, l'Amérique tourne définitivement la page de ses derniers pionniers (après tout, c'est bien cela que décrit Steinbeck dans les premières pages du roman : les Hamilton font encore partie des pionniers, ceux auxquels le gouvernement donne des terres pour occuper le territoire). Steinbeck n'en dit ni bien ni mal : il décrit, il constate, il ne juge pas.
Par contre, l'auteur garde toujours ses plus belles descriptions pour les collines de la vallée de la Salinas, en Californie. Les pages qu'il passe à nous montrer ces lieux de son enfance sont absolument splendides. L'écrivain développe des moments de grâce, certes fugitifs, mais merveilleux.


Et comme si cela ne suffisait pas, le roman parvient encore à un autre niveau. L'écriture crée un livre unique, à la fois description hyper-réaliste et trsè documentée de l'Amérique au tournant du XXème siècle, et récit mythologique. Il est évident que le début de l'histoire de la famille Trask est calquée sur le récit de Caïn et Abel : deux frères font un cadeau à leur père. Le père accepte le cadeau du premier (Adam) et rejette (ou plutôt abandonne) celui de l'autre (Charles).
Les références bibliques vont se répéter au fil du roman (voir Adam posant par automatisme la main sur la tête de Cal, comme Isaac bénissant Jacob). Steinbeck ne se cache pas : le titre est explicite, et il est répété dans les propos d'Adam : « Je veux faire de ma terre un jardin. Rappelez-vous que mon nom est Adam. Jusqu'ici, je n'ai pas connu l'Eden, si ce n'est pour en être chassé. »
Steinbeck a l'air du dialogue. Ce qu'il y a de plus intelligent dans le roman passe dans les dialogues des personnages, à travers les propos de Samuel (nom de prophète biblique) ou du Chinois Lee. C'est avec une incroyable subtilité dans son propos, sans jamais insister lourdement, que l'auteur nous faire part de ses réflexions. Ainsi, ce qui est peut-être la discussion centrale du roman se situe au milieu du livre (comme par hasard!) et concerne, justement, l'histoire de Caïn et Abel. Vient ainsi toute une réflexion sur la place du péché dans le monde, sur le poids de la culpabilité qui fait s'effondrer les épaules des hommes, sur les notions d'hérédité et d'héritage des châtiments (les fautes des pères reposeront-elles sur les épaules des enfants?), etc. Ce qui n'était, à l'origine, qu'une simple discussion sur le baptême se transforme en une réflexion philosophique sur le libre-arbitre, la possibilité qu'ont les hommes de choisir ou non leur destin et, surtout et avant tout, sur le choix du bien ou du mal, la bonté, la conscience, etc.
Parce que le monde d'A l'Est d'Eden, c'est le monde après la Chute, le monde où règne le péché, et les hommes sont des champs de bataille où se livre l'éternel conflit entre le bien et le mal, entre le choix du péché et le choix de la résistance au péché.
A l'Est d'Eden en dit plus long sur l'homme que bien des traités d'éthique, et avec la modestie d'une écriture faussement simple qui correspond à la simplicité des personnages que Steinbeck apprécie tant.


Et il y a encore tant d'autres choses dans ce roman que je ne saurais toutes les recenser. Réflexions sur la nécessité d'une reconnaissance sociale, place de l'argent dans la société, violence, amour et haine, éducation, etc. le tout avec une écriture parfois hilarante (ça faisait longtemps que je n'avais pas autant ri en lisant un roman), parfois émouvante, toujours très fine, parfois même d'une grande poésie :
« La nuit était si claire que les collines semblaient taillées dans la même matière que les rayons de lune »
Deux familles, une vallée, un pays, l'humanité toute entière, ce roman mêle avec maestria des portraits émouvants à une dimension épique impressionnante.

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le 23 nov. 2017

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SanFelice

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