Avant-propos : ce document est une fiche de lecture basée sur les quelques notes que j'ai prises à la lecture. Je l'ai écrite quelques mois après sans rouvrir le livre et j'espère ne pas avoir fait de contresens. Si cela était le cas, compte tenu de la sensibilité du sujet abordé, je compte sur l'indulgence et surtout la participation active de mes lecteurs et lectrices.

L’auteur, Miguel Missé, est un sociologue et transactiviste barcelonais actif depuis bien avant l’avènement médiatique du « phénomène trans » approximativement débuté en 2015. Il explique avoir été fortement interloqué puis gêné par cette montée en puissance des questions trans, car celle-ci s’est faite au travers du mythe du mauvais corps en faisant la part belle à la chirurgie sans aller finalement vers une meilleure compréhension globale des phénomènes de genre. L’auteur, homme trans ayant fait l’objet d’interventions chirurgicales femme-vers-homme, met en avant sa sensation persistante d’avoir été privé de son corps, son impression qu’« on le lui a volé ».

L’explication du phénomène de transidentité mise en avant actuellement se base sur une théorie hormonale in utero, c’est-à-dire une origine biologique. Or pour l’auteur, la transidentité est bien davantage un phénomène social : l’existence des transgenres est selon lui plutôt un signe de la rigidité du modèle de genre de la société (ndlr : associé, à mon avis, à un contexte culturel libéral et individualiste, sinon il y aurait à l’inverse beaucoup plus de trans par le passé que maintenant).

Pour l’auteur, la transidentité est l’extrémité d’un spectre d’inconfort dans le genre sur lequel se positionnent par ailleurs beaucoup d’individus, si ce n’est la plupart : c’est donc une manière radicale de manifester son mal-être à subir les normes genrées. Cette approche est intéressante pour moi en ce qu’elle permet un rapprochement des personnes cis vers les personnes trans en créant une communauté d’expérience, en disant qu’elles ne sont pas essentiellement différentes.

Le mythe du mauvais corps, en soi, entend expliquer aux dysphoriques de genre qu’ils ont un cerveau d’homme (resp. de femme) né dans un corps de femme (resp. d’homme). Ceci n’est pas sans poser des questions du type « mais alors, le comportement (social, gestuel, corporel, oral) genré est stocké dans le cerveau à la naissance ? », ce qui, à rebours d’au moins certains féminismes, tend vers une vision essentialiste du phénomène de genre chez l’humain. Un paradoxe confus sûrement ressenti par beaucoup de gens, et auquel ce livre apporte pour moi une résolution claire.

Celle-ci passe principalement par l’explication suivante : entre l’identité de genre et le sexe biologique, il y a une pièce manquante du puzzle appelée l’expression de genre. Par exemple, une personne peut avoir un sexe biologique masculin, mais une expression de genre féminine, c’est-à-dire adopter les codes comportementaux attribués aux femmes dans sa culture. Dans le paradigme du mauvais corps, cela signifie qu’elle est une femme né dans un corps d’homme. A l’inverse, grâce à la notion d’expression de genre, la personne n’est dès lors plus obligée de « choisir » une identité de genre correspondant à son expression, et donc de « transitionner » sans appel. Elle peut prendre son temps pour apprivoiser son identité, et la société autour d’elle peut évoluer pour assouplir sa vision des genres.

L’auteur dénonce la promotion active du mythe du mauvais corps par une nouvelle tendance associé aux cliniques de transition, mythe dont le nouveau héros est le docteur et l’intervention chirurgicale le graal : c’est donc un produit d’une industrie médicale de pointe, qui sous couvert de progrès social, est sous-tendu par une vision conservatrice des rapports de genre.

Les premières victimes en sont les enfants dysphoriques qui ne se voient proposés comme solution qu’une forme de techno-solutionnisme. De plus, l’auteur argue qu’on leur fait croire que suite à la chirurgie, ils seront « passing », c’est-à-dire qu’ils auront l’air d’une « vraie femme » ou d’un « vrai homme » cis. En effet, le marketing de ce nouveau mouvement trans ne présente que des cas de « passing » parfait qui ne représentent qu’une minorité des résultats d’opérations chirurgicales et esthétiques. Il dénonce donc un miroir aux alouettes ainsi qu’une idéologie finalement à l’opposé de ce pour quoi il s’est battu pendant des années, à savoir une société transinclusive où l’on n’attend plus des gens qu’ils se conforment à des canons esthétiques, d’un genre ou de l’autre.

En conclusion, l’auteur propose un accueil inconditionnel des enfants ayant un « sentiment trans » en ne leur fermant aucune porte, tout en les éclairant sur les notions de genre et en leur expliquant que c’est tout à fait légitime d’être un garçon se sentant attiré par le « monde féminin », et vice-versa, tout comme il est légitime de se définir avec un genre différent de son sexe biologique.

Mon avis

J’ai trouvé ce livre sincère, touchant, intelligent, très clair et pédagogique. Il mêle expérience de terrain et considérations conceptuelles avec habileté. Surtout, il répond à la majorité des mes interrogations sur le phénomène sociologique de la transidentité. Enfin, il insiste particulièrement sur le rapport au corps, l'importance de se réconcilier avec, et l'existence de cette possibilité pour les personnes transgenres. Si j’ai bien compris, son point de vue a provoqué des réactions d’opposition forte de la part d’une partie de la communauté trans, et je peux voir pourquoi : j’ai le sentiment que l’on peut lire entre les lignes que dans le monde idéal de Miguel Missé, il n’y a plus de nécessité qu’il y ait des personnes trans telles que définies actuellement, ce qui peut être vécu comme un affront douloureux par des personnes dont l’identité est chevillée au corps par des traumatismes et un parcours du combattant pour se faire accepter par la société. Ce à quoi s’ajoute la dénonciation d’un système dans lequel des trans ont cru et se sont peut-être reconnu. Il y a de quoi rejeter en bloc ses analyses, malgré les nombreuses précautions prises pour ne pas froisser ses semblables. Quoi qu’il en soit, j’en recommande fortement la lecture.

pHneutre
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le 29 août 2023

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