Comment le numérique bafoue la vie privée

Dans son autobiographie intitulée Mémoires vives, le lanceur d’alerte Edward Snowden sensibilisait le lecteur en ces termes : « Prétendre que vous n’accordez aucune importance au concept de vie privée parce que vous n’avez rien à cacher n’est pas très différent que d’affirmer que vous n’avez que faire de la liberté d’expression parce que vous n’avez rien à dire, ou que la liberté de culte vous indiffère puisque vous ne croyez pas en Dieu, ou encore que vous vous moquez éperdument de la liberté de réunion parce que vous êtes agoraphobe, paresseux et antisocial. » Au-delà de son évidence, cette déclaration permettait de fixer l’un des enjeux fondamentaux du XXIe siècle : cartographier les nouveaux territoires de la surveillance, effeuiller le « big data », oser porter un discours si pas technocritique, au moins vigilant quant aux collectes et exploitations de nos données personnelles.


Cette entreprise salutaire, Olivier Tesquet y prend part avec un essai judicieusement intitulé À la trace. Le journaliste à Télérama remonte un fil inquiétant nous menant des carnets d’ouvrier et premiers papiers d’identité (généralisés ensuite sous Pétain) aux cypherpunks, aux travailleurs contemporains surveillés jusque dans leur chair ou aux innombrables « banques » aux données souvent caduques et/ou erronées. Si l’exhaustivité relève du vœu pieux dès lors qu’il s’agit de dénoncer les abus de la surveillance numérique (judiciaire, politique, professionnelle, sociale, commerciale, etc.), Olivier Tesquet nous invite néanmoins à un tour d’horizon proprement glaçant. Et si les sujets traités s’avèrent plutôt attendus, le lecteur averti étant probablement déjà au fait de ces récits technocritiques, leur agglomération et mise en perspective offrent toutefois un panorama que l’auteur décrit lui-même comme « désespérant ».


Politiquement, deux affaires s’imposaient indiscutablement : Cambridge Analytica et ses faux tests ludiques organisés sur Facebook, lesquels ont abouti en 2016 à un profilage électoral facilitant l’élection de M. Donald Trump à la magistrature suprême des États-Unis ; et la Chine, avec un crédit social inspiré du « credit scoring » bancaire et une province du Xinjiang où une minorité musulmane, les Ouïghours, font l’objet d’un contrôle de tous les instants, à coups de caméras de surveillance, de bases de données richement fournies, de camps d’internement, etc. Olivier Tesquet consacre plusieurs pages à l’un et à l’autre sans oublier pour autant les cas emblématiques du Nice sécuritaire de Christian Estrosi ou d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA qui aida Peter Thiel à fonder Palantir, société aujourd’hui vue par l’auteur comme « l’architecte de la politique d’expulsion d’immigrés de Trump ».


L’espace politique peut paraître lointain au citoyen lambda. Olivier Tesquet ne s’y cantonne heureusement pas. Des chapitres évoquant Facebook, Google Home, Instagram, Apple Watch, les courtiers en données ou les sonnettes intelligentes auront une résonance plus intime chez nombre de lecteurs. À ceux-là, une réflexion mérite peut-être d’être rappelée : la polémique estivale entourant l’application russe FaceApp aurait dû se porter, dans des proportions similaires, sur les GAFA : leurs conditions d’utilisation se ressemblent en effet comme deux comédies de Woody Allen. Faut-il pour autant condamner les utilisateurs de ces services ? À la lecture d’À la trace, on comprend que non : un retrait total de la vie numérique est difficile à envisager et peut conduire à un reflux social peu engageant. Alors, il reste à appréhender ces outils, à les utiliser avec mesure et, parfois, à s’en offusquer, comme l’a fait Gillian Brockell, journaliste au Washington Post, quand elle fut harcelée par des publicités adressées à la mère… qu’elle aurait dû être si elle n’avait pas perdu son bébé !


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le 23 févr. 2020

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