Je ne connaissais pas encore Joris-Karl Huysmans, auteur français d’origine hollandaise, contemporain de Victor Hugo. Je remercie donc ma librairie préférée d’avoir mis en avant cet auteur lors de l’une de leurs sélections thématiques, sans quoi je serais passé à côté de ce chef d’oeuvre d’érudition.

Le roman, presque comparable à un long poème écrit en prose, se focalise sur un seul personnage, Jean des Esseintes, un homme riche qui a choisi de vivre reclus dans sa maison de Fontenay-aux-Roses, en région parisienne, par pure misanthropie et rejet de la société, afin de se consacrer à aménager sa maison par les fantaisies les plus diverses.

A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement dans une chaise ?
Lorsque la maison de Fontenay fut prête et agencée, suivant ses désirs et ses plans, par un architecte, lorsqu'il ne resta plus qu'à déterminer l'ordonnance de l'ameublement et du décor, il passa de nouveau et longuement en revue la série des couleurs et des nuances.

Un des passages les plus truculents du livre illustre à merveille cette fantasmagorie : il y décide de se faire livrer une tortue à domicile et fait sertir sa carapace de diamants, ce à quoi elle succombera. On peut y voir une analogie de des Esseintes lui-même.

Elle ne bougeait toujours point, il la palpa ; elle était morte. Sans doute habituée à une existence sédentaire, à une humble vie passée sous sa pauvre carapace, elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui imposait, la rutilante chape dont on l'avait vêtue.

Mais surtout, au-delà du choix des meubles et des décorations qui l’occupent seulement dans un premier temps, donnant l’occasion au lecteur de 2023 d’accroître son vocable des couleurs et des objets, c’est par la suite pour se dédier corps et âme à la littérature, à la peinture et l’art en général qu’il se terre dans sa propriété. Une occasion parfaite pour que l’érudition de l’auteur se manifeste.

Ce qu'il voulait, c'étaient des couleurs dont l'expression s'affirmât aux lumières factices des lampes ; peu lui importait même qu'elles fussent, aux lueurs du jour, insipides ou rêches, car il ne vivait guère que la nuit, pensant qu'on était mieux chez soi, plus seul, et que l'esprit ne s'excitait et ne crépitait réellement qu'au contact voisin de l'ombre ; il trouvait aussi une jouissance particulière à se tenir dans une chambre largement éclairée, seul éveillé et debout, au milieu des maisons enténébrées et endormies, une sorte de jouissance où il entrait peut-être une pointe de vanité, une satisfaction toute singulière, que connaissent les travailleurs attardés alors que, soulevant les rideaux des fenêtres, ils s'aperçoivent autour d'eux que tout est éteint, que tout est muet, que tout est mort.

La langue française y est en effet toujours maniée avec un rare brio, même pour un écrivain du XIXe siècle. Sans le contexte, beaucoup de mots complexes pourraient échapper à la compréhension du lecteur le plus distrait, et il n’est pas rare de s’y prendre à deux fois pour mieux appréhender un passage. Mais étrangement, la lecture se veut fluide et agréable, on est comme absorbé par la délicatesse de l’agencement des mots et par la beauté du vocabulaire peu commun employé.

La précision stylistique se manifeste notamment dans de longues énumérations, ou plus exactement de passages en revue, de critiques et analyses d’oeuvres littéraires et picturales mais aussi de parfums et de mets, que le narrateur a forcément à sa disposition chez lui. L’occasion de constater qu’Huysmans est doté d’une culture générale époustouflante, tant il est capable de se souvenir de détails géniaux, trouvables dans des œuvres inconnues du commun des mortels. Mais il sait aussi et surtout se livrer à un exercice critique convaincant sur des auteurs reconnus comme Corbière, Baudelaire ou encore Flaubert.

Le titre du livre est parfaitement choisi dans le sens où il décrit un être complètement à rebours de la société, déjà anticapitaliste pour l’époque. Il rejette en effet tout matérialisme et le remplace par la culture de l’esprit. Il est à rebours des autres être humains, puisqu’il vit en ascète. Mais c’est aussi Huysmans lui-même qui est à rebours de son temps, âge où fleurissait le naturalisme : tandis qu’un Emile Zola à l’aise avec son époque se félicite du progrès technique et se complaît à décrire les divers groupes d’individus qui composent toutes les strates de la société du Second Empire et au-delà, Huysmans s’inscrit dans une démarche totalement opposée, celle du rejet de ces valeurs.

Néanmoins, en enfonçant son personnage principal dans une névrose inarrêtable provoquée par son isolement, Huysmans essaye sans doute de nous montrer que la quête du savoir absolu, déconnectée de toute expérience sociétale, reste vaine et donc vide de sens. L’Homme aurait logiquement besoin du contact avec ses congénères pour pouvoir mener une vie saine et décente, et in fine éviter sa déchéance et sa décadence prématurées.

En définitive, une véritable lecture coup de poing, originale, aussi détestable que passionnante. Et à coup sûr inoubliable.

Albiche
9

Créée

le 6 déc. 2023

Critique lue 13 fois

2 j'aime

1 commentaire

Albiche

Écrit par

Critique lue 13 fois

2
1

D'autres avis sur À rebours

À rebours
1821
8

Spleen et Idéal (et ricanements)

C'est donc la non-histoire d'un esthète souffreteux, pleurnichard et pédant, qui se cloître au milieu de ses plantes carnivores, éditions princeps, flacons de parfums et autres tentures et tapis...

Par

le 3 janv. 2014

29 j'aime

2

À rebours
Kliban
9

Quelques joyaux sur une carapace de tortue

Totalement hilarant en son genre - je crois que les pages où Des Esseintes se prend d'amour pour des plantes imitant des matières manufacturées sont de celles qui m'ont le plus réjoui. Ces...

le 1 nov. 2010

19 j'aime

4

À rebours
NolaBubble
10

Monstrueusement beau

Pour fuir la médiocrité d'un monde qui l'aura constamment déçu, des Esseintes s'enferme dans une grande maison de banlieue. De là, il n'aura de cesse d'explorer les livres et peintures qu'il possède...

le 27 nov. 2011

16 j'aime

Du même critique

Tenet
Albiche
8

Tenet bon (très bon)

Alors que sur les réseaux sociaux, la bataille cinéphilique qui opposait les plus fervents admirateurs de Christopher Nolan à ses détracteurs les plus motivés semble s'être enfin calmée, je ne peux...

le 26 déc. 2020

62 j'aime

16

Les Misérables
Albiche
8

Comment ne pas être un pitbull quand la vie est une chienne ?

Difficile de se sentir légitime d'écrire une critique sur ce film, quand comme moi, on a vécu dans un cocon toute notre vie, si loin de toute cette violence et de cette misère humaine si bien décrite...

le 26 nov. 2019

56 j'aime

8

Game of Thrones
Albiche
10

"That's what I do. I drink and I know things."

Ma critique ne comportera quasiment aucun spoilers et ceux-ci seront grisés, vous pouvez y aller sans risque si vous n'êtes pas encore à jour dans la série. Cette critique a été écrite avant que la...

le 28 août 2017

55 j'aime

32