Il est manifestement possible d’être un médiéviste sérieux et reconnu et en même temps un illuminé presque autant neuneu que délirant.

Jérôme Baschet, fort de son expérience chiapatèque et visiblement remonté contre le méchant capitalisme, nous livre ainsi un brûlot incisif qui associe une critique bien sentie de ce tournant « humanicide » mondialisé qu’est le capitalisme à un programme qui envisage tous les détails et les rouages de la société post et anticapitaliste idéale — programme utopique certes mais qui « n'avance pas dans le vide ».

Pour résumer, et pour éviter à beaucoup de perdre leur temps, voici, en quelques phrases, en quoi consiste ce monde parfait qui ne manquera pas d’advenir une fois l’hydre capitaliste terrassée.

Pour abolir le capitalisme il faudra donc que l’humanité tout entière se regroupe en communes autonomes, autodéterminées et émancipées, riches d’une diversité infinie — mais qui devront quand même suivre le schéma réfléchi par Jérôme, à savoir, des communautés démocratiques (la vraie, la directe) globalement proches du modèle des juntas de buen gobierno (Conseils de bon gouvernement) zapatistes. Ces communes autonomes œuvreront alors à l’échelle planétaire, à travers des Conseils de plus en plus larges, au bien commun de toute l'humanité et des êtres vivants comme à la préservation de la Terre mère : le « réseau planétaire ouvrant l’interconnexion coopératrice des entités de vie ».

Évidemment, la suppression de pans entiers de l’économie subornés au capitalisme permettra d’atteindre presque automatiquement ces objectifs hyper crédibles à l’échelle globale. L’armée et la police qui, comme tout le monde le sait, sont à la fois les avortons et les garants du régime « mortifère » capitaliste seront les premiers à sauter (je me demande ce qu’en pense l’EZLN). Suivront cette immonde chose qu’on appelle le Travail, puis les industries (à commencer par celles des énergies fossiles, remplacées par les vertueuses, voire miraculeuses énergies renouvelables — probablement sans terres rares ?), mais aussi la publicité et la bureaucratie qui permettront de sauver des millions d’arbres etc. etc.

On pourrait peut-être envisager aussi de faire sauter tout le pan des niches éditoriales des publications d’extrême gauche et anticapitalistes qui, à l’image des livres de Jérôme Baschet ou d’Aurélien Barrau, consomment quand même beaucoup de papier (issu de nos frères les arbres) et capitalisent somme toute pas mal de pognon avec leurs livres.

Évidemment la critique du capitalisme que fait Jérôme Baschet n’est pas sans intérêt — elle a déjà été faite depuis belle lurette sur des milliers et des milliers de pages par des non moins milliers d’intellectuels, philosophes, sociologues etc. souvent bien plus pointus et talentueux que lui. On pourrait aussi se demander en quoi le capitalisme peut-être le modèle le plus « mortifère » et « humanicide » que n’ait jamais connu l’humanité quand la population mondiale (largement convertie au néolibéralisme mondialisé) approche les 8 milliards d’êtres humains. Même son caractère écocide et prédateur ne lui est pas propre (il suffit de lire Effondrement de Jared Diamond, ou de penser à l’état des forêts en France à l’époque médiévale pour s’en convaincre).

Évidemment l’expérience du Chiapas est extrêmement intéressante et inspirante. Évidemment l’autodétermination, la diversité des cultures, la pluralité des mondes et des expériences, l’émancipation des communautés est un idéal à suivre et à promouvoir. Mais qui peut sérieusement penser que de telles expériences puissent aboutir à ce rêve totalitaire à la fois naïf et extrêmement dangereux que nous propose Jérôme Baschet ?

Alors, quand Jérôme Baschet nous dit que pour arriver à mettre en place un programme aussi ambitieux il suffira de fabriquer nous-même notre savon et de ne plus Travailler ; quand il nous dit page 173 que « nous sommes en chemin. Nous avons entrepris de nous décapitaliser, malgré la force de la logique de la marchandise qui a l’art d’absorber et de recycler jusqu’aux démarches apparemment les plus antisystémiques » dans un livre publié aux éditions La Découverte, on a juste envie de lui dire — non pas « OK boomer », parce qu’il n’est pas boomer et qu’il est stupide d’essentialiser toute une classe d’âge — mais « Ok charlot », au risque d’essentialiser tous les charlots.

N. B. : Ce livre aura au moins eu le mérite de me faire découvrir le lumineux et percutant essai de René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008). On se demande quand même comment, après avoir lu et cité ce brûlot critique d'un réalisme étourdissant, on peut écrire une niaiserie aussi incroyable que le livre de Baschet ?

Extrait du livre de Riesel et Semprun : « L'un attend ainsi des conditions de survie matérielles se délabrant encore qu'elles entraînent, dans les zones les plus dévastées, ravagées, empoisonnées, un dénuement si absolu et de telles épreuves qu'aura lieu alors, de façon d'abord chaotique et épisodique, puis universellement avec la multiplication de ces enclaves où l'insurrection deviendra une nécessité vitale, une « véritable catharsis» grâce à laquelle l'humanité se régénérera et accédera à une nouvelle conscience, qui sera à la fois sociale, écologique, vivante et unitaire. (Ceci n'est pas une satire, mais un résumé fidèle du chapitre final du dernier livre de Michel Bounan, La Folle Histoire du monde, 2006.) D'autres, qui se déclarent plus portés à l'organisation et à «l'expérimentation de masse», voient dès maintenant dans la décomposition de toutes les formes sociales une «aubaine» : de même que pour Lénine l'usine formait l'armée des prolétaires, pour ces stratèges qui misent sur la reconstitution de solidarités inconditionnelles de type clanique, le chaos « impérial » moderne forme les bandes, cellules de base de leur parti imaginaire, qui s'agrégeront en « communes » pour aller vers l'insurrection (L'insurrection qui vient, 2007). Ces songeries catastrophiles s'accordent à se déclarer enchantées de la disparition de toutes les formes de discussion et de décision collectives par lesquelles l'ancien mouvement révolutionnaire avait tenté de s'auto-organiser : l'un daube sur les conseils de travailleurs, les autres sur les assemblées générales.

Pour avoir une vue plus exacte de ce qu'il est possible d'attendre d'un effondrement des conditions de survie matérielles, comme du retour à des formes de solidarité clanique, il paraît préférable de regarder vers le jardin d'essai moyen-oriental, cette façon d'éclosoir infernal où chacun dépose tour à tour ses embryons monstrueux sur fond de désastre écologique et humain outrepassé. »

Tony-St-P
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le 5 oct. 2023

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