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J’ai lu ce livre sous les conseils (bien avisés) d’une amie, et il se trouve que par hasard, au même moment, je suis tombé sur une conférence de Lagasnerie à propos de son dernier livre, que je compte lire très prochainement, Par delà le principe de répression. Et c’est fou comme le hasard fait bien les choses. 

Ce que nous propose Tanguy Viel, c’est bel et bien l’exposition d’une situation, à travers l’entretien du présumé coupable et du juge chargé de l’affaire, pas si complexe au niveau des fameux « faits », qui a abouti à un meurtre - no spoil, ça commence par là, et c’est bien logique compte tenu des objectifs du livre. 

Le mot « situation », c’est d’ailleurs celui qu’utilise Lagasnerie dans son excellent commentaire sur Anatomie d’une chute. Là où le droit pénal examine des faits, le réel, dans sa complexité, met en place des situations : des rapports complexes, aux racines profondes et ramifiées, entre des êtres humains, ici entre Kermeur, Erwan, Le Goff, Lazenec et France. Et de fait, il est parfois (presque!) impossible de faire rentrer cette humanité dans un code pénal, impossible donc de parler de … responsabilité. Et le code pénal, la base de notre justice, devient donc un vrai sujet de questionnement : peut-il vraiment détricoter ces situations ? Peut-il prouver, sans l’ombre d’un doute, une culpabilité ?Je ne fais pas cela habituellement dans mes petites notes, mais je ne peux pas m’empêcher de citer un passage, particulièrement évocateur à ce sujet :

« … vous regardez les faits, uniquement les faits, et alors vous avez beau les déposer un par un sur la ligne du temps, ceci n’explique pas cela, bien sûr, parce que ce qu’il nous faudrait pour comprendre, au fond, c’est une nouvelle science, une nouvelle physique, vous comprenez, avec un nouvel Einstein, qui nous expliquerait comment l’âme ou la pensée ou je ne sais pas, cette chose à l’intérieur qui vibre à la lumière, cette chose chante sa propre musique, avec des notes qu’on est incapable d’entendre à l’oreille, des notes sourdes et étranges, comme le chant des baleines à bosse, oui, Lazenec et moi, nous avons été cela, des baleines à bosse, et nos ondes se sont croisées sous l’océan. » 

Le passage est certes un peu long, mais il permet une transition vers un autre point qui m’a beaucoup plu autant qu’intrigué dans ce livre : le style d’écriture. Tout est (quasiment) la parole de Kermeur, sa déclaration fleuve au juge. Or Kermeur, c’est un prolo, pas spécialement un homme de lettres… et il parle quand même très bien. C’est un peu étrange, ce décalage, au début ; mais l’oralité est bien présente, dans les redoublements de sujets, les phrases fleuves (comme le passage précédent), où la syntaxe s’oublie un peu. Et en fait, au fond, c’est bien Kermeur qu’on retrouve. Les métaphores maritimes sont légions, la noirceur de ses tableaux est bien la sienne, le style n’est pas séduisant, ampoulé, mais plutôt brut, et surtout l’écriture fluctue, au grès d’une pensée qui a sa propre l’organisation, pas chronologique, mais plutôt émotionnelle. 

Il y aurait encore beaucoup à dire, parce que le récit, malgré sa brièveté, est dense, et brasse plusieurs thèmes : la lutte des classes, la dépression, la parentalité, l’aménagement du territoire à l’aune de la modernité… C’est net, touchant, et pour reprendre une très belle métaphore du livre, les images résiduelles après la lecture sont coupantes. 

Merci du conseil Zoé !

Gooule
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le 23 avr. 2025

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