Les héros sont bien plus utiles quand ils se taisent

"Le pays tout entier était saisi d'une fureur commémorative en faveur des morts, proportionnelle à sa répulsion vis-à-vis des survivants."

Cette courte phrase, située en milieu de récit, résume on ne peut mieux le propos du nouveau roman de Pierre Lemaitre, tout auréolé de son récent prix Goncourt. Le choix du cercle du restaurant Drouant est plutôt judicieux - le roman est de qualité - , tout en étant assez prévisible, puisque commencent à éclore un peu partout les commémorations de la Grande Guerre. Pierre Lemaitre a eu la bonne idée de devancer tout le monde sur le sujet, avant que le public ne soit lassé de la question par un tapage médiatique qui promet de durer 5 ans.

"Au revoir là-haut" met en scène deux poilus blessés dans les tous derniers jours de la guerre. De leur difficile réadaptation à la vie civile, de leur dégout pour une société qui les trouvent bien encombrants avec leurs traumatismes, naitra l'envie de monter une arnaque grotesque et brillante, lancée comme un pied-de-nez au monde qui les entoure.

La grande force du roman réside dans son pouvoir d'évocation, dans sa capacité à restituer des ambiances et des tranches de vie, avec une vraisemblance qui émeut. On retrouve cette qualité essentiellement dans la première moitié de l'histoire. L'esquisse de la vie dans les tranchées, de la peur de mourir à tout instant dans ces combats absurdes, est saisissante, et prend à la gorge. Ou aux yeux, c'est selon... Le retour à la vie civile de ces hommes, dans un monde qui préfèrerait les oublier avec la guerre, est un autre calvaire inattendu, bien souvent ignoré, et brillamment évoqué ici. Enfin, la confusion entre les sentiments dominants de l'époque, à savoir patriotisme et perte des Enfants, avec toutes les dérives et scandales qu'elle provoque immanquablement, est savamment mise en lumière par l'arnaque féroce montée par nos deux éclopés.

Dans la seconde partie, le roman devient davantage un divertissement, certes plaisant à suivre, mais ce ton plus léger enlève justement du poids à son message. C'est, je l'avoue, mon petit regret. Mais son écriture est de qualité, ponctuée de phrases piquantes qui donnent de la vie au récit ("avant-guerre, elle les avait démasqués de loin, les petits ambitieux qui la trouvaient banale vue de face, mais très jolie vue de dot").

"Au revoir là-haut" pourrait donc se présenter comme un roman cocasse, mais qui sait aussi poser des questions pertinentes et sérieuses. Le monde n'a guère changé dans ses détestables habitudes de vénérer les morts pour profiter de l'aura qu'ils peuvent diffuser pour redorer une image politique, tout en ignorant avec beaucoup d'application les victimes survivantes. En témoignent par exemple les irradiés oubliés des guerres du Vietnam, d'Irak et d'Afghanistan (soldats comme indigènes), comme la récente parade des puissants, venus se recueillir devant la dépouille de Nelson Mandela à grand renfort de messages de paix, avant de retourner mener leurs guerres. Les héros sont bien plus utiles quand ils se taisent...

Je n'ai pu m'empêcher, à cette lecture, d'avoir une triste pensée, pour mon arrière-arrière-grand-père, tombé sur la côte 303 un jour de juin 1915, dans une guerre inutile. Comme des dizaines de milliers d'autres. La conclusion de Pierre Lemaitre, dans ses remerciements, est fort opportune :

"Ma pensée va, plus généralement, aux morts, de toutes nationalités, de la guerre de 14-18."
nm-reader
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le 14 déc. 2013

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