Avril brisé
8.1
Avril brisé

livre de Ismaïl Kadaré (1978)

Avril brisé nous emmène sur le Rrafsh, haut plateau du nord de l’Albanie, à la découverte du système de la “reprise de sang”, vendetta régie par le Kanun, ou droit coutumier albanais. La scène se dévoile à trois regards étrangers : celui de l’écrivain Bessian Vorpsi, celui de sa jeune épouse Diane, et celui du lecteur. La curiosité, la naïveté, l’ignorance du couple reflètent celles de ce dernier. Or, si le lecteur est jeté d’emblée sur la route du drame aux côtés de Gjorg Beriha, suite à l’exécution qui ouvre le roman, les époux venus de la ville commencent leur voyage dans le confort velouté de leur voiture, comme en une loge de théâtre. Derrière leur vitre, ils sont préservés pour très peu de temps encore.


Pour Bessian, l’écrivain, il s’agit de se frotter à la réalité, afin d’en tirer davantage de réalisme pour ses œuvres, également de procurer à son épouse des sensations fortes : ils vont pénétrer un territoire de légendes, de fées, de titans. La seule chose à redouter serait la déception du regard ; tomber sur des parapluies au lieu de fusils est presque une insulte à l’égard de son excitation. Avec l’indulgence condescendante de celui qui sait face à celle qui ne sait pas, il se comporte comme un guide touristique, il montre, il dirige le regard de son épouse, il récite les règles du Kanun, le long d’un parcours parsemé de “curiosités du Nord”. Le commentaire qui accompagne la visite est d’abord fait de mots creux qui accusent une appréciation indécise et désincarnée : ce n’est pas bassement “affreux”, ce n’est pas simplement “terrible”, c’est “d’une beauté tragique, ou d’un tragique merveilleux” : l’écrivain tient à son “grandiose”, son regard en est voilé, par déformation et nécessité professionnelle, et il s’empresse de corriger celui de son épouse.


Mais le voyage ne se passe pas comme souhaité, comme à parcourir les lignes d’un récit idéal, au tragique digeste et rentable. Déjà l’épouse sent que quelque chose s’abîme en elle. Lui sait mais ne connaît pas, elle ne sait pas mais va connaître le drame et se perdre en lui. Le regard croisé de Gjorg, acteur du drame, homme en sursis, se substitue à celui du mari – cette fois, c’est elle qui réclame à son époux de regarder, mais celui-ci n’a pour réponse qu’une parole qui embrasse mal le réel, les mots ne suffisent déjà plus ; l’obscurité des coulisses, de la tour de claustration où l’épouse disparaît un moment, troue la légende ; le silence remplace les formules grandiloquentes.


L’auteur ne nous en dévoile / dit pas davantage, refus qui écarte ainsi le dire désincarné de l’écrivain et tue dans l'œuf le savoir superficiel du lecteur, pour laisser finalement toute la place à la connaissance intime, indicible et bouleversante de l’épouse. Le “grandiose” est brisé par le terrible du non dit, et du non écrit, de ce que le roman, celui de Bessian comme celui de Kadaré, ne défigurera pas, ne romantisera pas. Ainsi, l’écrivain, s’il peut diriger et limiter le regard, n’est pas maître de l’expérience du réel. Un voyage, deux expériences distinctes ; des mains unies et des êtres séparés.


L’incursion dans le “mécanisme de la vendetta” interroge les responsabilités de ceux qui l’alimentent ou en bénéficient d’une façon ou d’une autre. A qui profite la terrible économie ? Au seigneur percepteur de l’impôt du sang, fâché des périodes faibles en “reprise de sang”, dont l’écrivain est une forme de double, lui qui en fait également un fond de commerce en en tirant sa matière, et qui en paiera le prix à son tour. Sans en dresser frontalement le procès, le roman questionne également la fascination des uns et des autres : celle des voyageurs reflète celle du lecteur, possiblement troublé par l'ambiguïté de ce système de codification de la violence, censée la réfréner dans le sang, et pour l’honneur.


Gjorg lui-même n’est-il pas irrésistiblement attiré par cette vie parcourue par l’éclair du deuil comme par “une couture frémissante” ? Métaphore dont il lui est fait grâce parce que vécue dans sa chair. Mais en se terminant sur une exécution de Gjorg qui répète la première, le roman mitige l’héroïsme de cette vie en la subsumant à la banalité de la machine vendetta : Gjorg est tué comme il a tué, par un autre Gjorg, lequel sera tué à son tour puis vengé, et ainsi de suite ; le sang appelle le sang, les gjaks se suivent et se confondent en une spirale aliénante de violence. Il n’y a pas d’héroïsation. Individuellement, l’acte de Gjorg semble dépossédé de la question de l’honneur qui en est pourtant l’aiguillon ; il est automate dans un engrenage qui l’enchaîne, il tue sans haine pour accomplir une vengeance qui lui est comme étrangère. Sa pâleur rappelle la meurtrissure de son humanité dans un rôle qu’il a endossé malgré lui. Le désir inassouvi qui l’anime de revoir la jeune femme à la voiture, désir qui le fait s’attarder sur les routes alors que sa bessa prend fin, achève de rendre révoltante et poignante sa destinée, scellée in extremis par le refus d’un oncle devant la possibilité de réconciliation des deux familles ennemies par le rachat du sang.


Bref et grand roman aux teintes primaires, neige, sang, obscurité, Avril brisé intranquillise l’artiste et le lecteur dans le confort de leur loge devant le théâtre du sang, et, à travers une fiction qui entrecroisent les fils des destinées et dérange les positions, interroge le regard que nous décidons de porter sur les êtres et les lois. La seconde rencontre entre Gjorg et Diane n’a pas lieu, les personnages finissent exsangues, brisés : le roman et le réel se cherchent et se distancient, le tragique n’est dit que par la déchirure dans le décor des légendes, entendu dans la blessure des regards qui se croisent au seuil de la mort.

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le 11 avr. 2022

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