Baudelaire
5.7
Baudelaire

livre de Jean-Paul Sartre (1947)

L'existentialisme à l'épreuve de la poésie

Le Baudelaire de Sartre est un livre étrange. Ni une biographie à strictement parler, ni un essai littéraire, ni une analyse socio-psychologique, il utilise les ressources de ces trois genres pour construire une analyse en réalité philosophique de bout en bout.

L'ouvrage est publié en 1947, l'année suivant L'existentialisme est un humanisme, et je dirais que les deux livres devraient être lus comme un diptyque. Mais il ne faut pas s'y tromper : le Baudelaire n'est pas un exercice de plaquage de concepts philosophiques préformés, même si nous y retrouvons le vocabulaire élaboré précédemment par le philosophe : mauvaise foi, liberté, être et existence, gratuité, choix. Baudelaire est une liberté, une existence à part entière, qui ne se réduit pas aux autres libertés qui ont toutes leurs situations propres. L'analyse sartrienne de la liberté-Baudelaire retravaille ses propres concepts, met à l'épreuve l'existentialisme. Est-ce une approche philosophique capable d'être féconde dans le rendu d'une vie de poète, et pas n'importe quel poète qui plus est ?

Force est de constater que la démarche fait mouche. Pour Sartre, le "choix originel" de Baudelaire est contradictoire, et de ce fait passionnant : Baudelaire fait le choix de la liberté et de la gratuité, sans chercher à changer les normes qui orientent le jugement des Autres. Ainsi, toute sa vie il sera à la fois créateur et "excentrique", tout en se faisant "chose passive" à ses propres yeux et aux yeux des autres (sa famille, ses juges lors du procès des Fleurs du mal).

Ajoutons que Sartre propose une analyse fort éclairante de la sociologie de l'écrivain, en comparant Flaubert, Baudelaire et Rimbaud, et il critique le mythe de la société des artistes à travers les âges. Cela lui permet de démythifier le dandysme théorisé et joué par Baudelaire, rêve d'une esthétisation absolue de l'existence sans création, sans fécondité (car l’œuvre hors de soi est déjà une chose qui nous échappe en partie).

Sartre, sans le dire explicitement, nous semble plus proche de l'écrivain conscient qui ne cherche pas à fuir sa classe sociale dans un mythe aristocratique, mais qui se propose plutôt d'aller vers le réel pour le changer. Son optique est imprégnée de marxisme. Sartre cite aussi Hugo et Durkheim. Il ne prend pas trop au sérieux l'influence de Joseph de Maistre, royaliste nostalgique des "contraintes", sur Baudelaire.

En montrant les limites du dandysme et du refus d'assumer la liberté en se réfugiant dans la comédie de soi-même, Sartre prolonge la réponse de L'existentialisme est un humanisme à une objection qui lui avait été faite. Se choisir libre et reconnaître que les normes ne nous sont pas données toutes faites, mais que nous avons à les faire et à les assumer, sans excuses, n'est pas une "esthétisation de l'existence", parce que c'est le contraire d'une fuite mythifiée. Sartre critique par avance Daniel Salvatore Schiffer, qui écrit que "le dandysme apparaît comme une bouffée d’air frais, comme un espoir" (entretien avec Chronic'art, 20 mai 2010).

Nous pourrions reprocher à l'ouvrage de Sartre, que nous soyons d'accord ou non avec son approche atypique d'un des plus grands poètes français, son manque de poésie justement. Michel Leiris le fait déjà remarquer dans sa préface. Contrairement à Bachelard qui se fait poète lui-même lorsqu'il analyse les écrivains, Sartre reste plus philosophique, plus froid, plus cassant. Mais à sa décharge, il y a quelques pages très belles sur les images de l'eau, du métal, des minéraux qui imprègnent la poétique et le dandysme baudelairiens.

Notons enfin que Sartre s'écarte délibérément des lectures psychanalytiques ; même s'il mentionne la sexualité baudelairienne, ce n'est jamais pour la banaliser et la réduire à de petits problèmes du quotidien. Baudelaire apparaît plutôt comme une sorte de masochiste spirituel et raffiné, ce qui n'est pas sans anticiper certains traits d'esprit de Gilles Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch.

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le 24 juin 2022

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Syderen

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