Un fond de télévision comme le fond d’une tasse de café avec son marc épais. Quelques murmures d’un documentaire sur la faune d’Amazonie, l’écho d’une église dans un village de France. Ça ou les archives noires et blanches de la guerre d’Espagne, de Franco.
Dans le passage de l’une à l’autre, les chaînes revêtent chacune des histoires différentes, jusqu’au passage incertain du tunnel du Mont-Blanc. Sa domination, la joie de centaines d’ouvriers, français et Italiens qui s’embrassent les joues une fois qu’ils parviennent à se réunir. De la France à l’Italie dans les calculs précis, un tunnel creusé comme celui de prisonniers qui tentent la fuite. Treize centimètres d’écart au moment où les deux pays se rejoignent en son milieu. Sous la montagne, treize petits centimètres d’écart et la joie de tous.
Le Tunnel du Mont-Blanc, qui réunit la France et l’Italie dans une ligne droite magnifique qui se joue des aspérités de la montagne, de sa pointe blanche.
Les voitures et les camions se prennent très vite au jeu du mépris des sommets enneigés. Dans le boyau de la montagne, les conducteurs se sentent en relative sécurité. Les ingénieurs franco-italiens sont parvenus à la maîtrise souterraine. Les intestins de la roche digèrent une à une les DS, les poids lourds ; des vacanciers aux camionneurs, dans les langues mêlées, d’italien, de français, d’allemand ou de polonais, tout le monde applaudit et félicite la création de onze kilomètres de route sous la montagne. La fin du vingtième siècle crée la domination de la nature.


Puis dans l’appel des phares, le morse des conducteurs pour un autre, un camionneur s’intrigue et s’étonne de voir, dans ses kilomètres de tunnel, les lumières des autres pour lui. Que se passe-t-il, se demande-t-il, avant qu’il n’aperçoive dans son rétroviseur, le flot d’une fumée s’échapper de son camion. Il se met à l’arrêt, observe le phénomène, s’horrifie du feu qui éclate en fumée noirâtre. 1999 et le drame du tunnel du Mont-Blanc survient depuis le chargement d’un camionneur. Un seul véhicule, des flammes et la mort d’une trentaine de personnes. La montagne a finalement décidé de rappeler à ceux qui parcourent ses entrailles qu’elle peut défaire la vie.


Et la montagne devient paradoxe. Magnifique, terrible. Beauté immaculée, tombeau infernal. Selon qu’on habite à ses pieds, qu’on y soit un touriste, qu’on la traverse par ses boyaux, elle se déclame en mille images d’Épinal.


À mots volés d’amis ou d’autres, un éventail infini de représentations se dessine. Amie, ennemie, tueuse, sauveuse. Jusque dans ses teintes, elle se gorge des yeux de ceux qui la regardent.
Et dans les mots, un vocabulaire de blanc, d’aspérité. Et dans les histoires, des chemins de beauté ou d’angoisses. Selon qui la raconte, elle prend des courbes douces ou douloureuses. Drame ou épiphanie.


Et j’ai lu le mouvement des coeurs dans le Versant Intime des éditions Arthaud. Lorsque les entretiens avec Fabrice Lardreau déroulent un rapport d’écrivain et de montagne, de subtilité de la langue à la brutalité de vie. Des jeunesses qui s’écoulent dans la topographie de la France. Neige et forêt, plaine, village enclavé. Sur les joues vieillissantes, des rides comme les ruisseaux. À chaque écrivain, une manière différente de dire, de se dire.


Animé d’un orchestre de Mahler, Bernard Minier se pose en enfant des Pyrénées, face à un mur. L’enfance chez lui possède un côté fini. Il y a les Comminges engoncés dans un entonnoir aux parois rocheuses. Chez lui la montagne est une présence toute puissante. Elle n’est pas à échelle d’homme, plutôt à celle d’un dieu, d’un immortel. « La montagne était là avant vous et sera là après » (p10) dit-il. Elle demeure quand les êtres humains ne font que passer. Son oeil juge, imperturbable devant l’humanité.
Et s’il n’est pas un grand arpenteur de ses hauteurs, Minier en est un fin observateur. Son regard s’est taillé à ses pentes, s’est pris d’amour pour les tableaux romantiques et ceux de la renaissance, de la naissance des paysages. Avec lui, on se rappelle que la présence des montagnes et des forêts en premier plan d’un tableau est une chose finalement assez récente.
Alors les descriptions sont prises pour ce qu’elles sont : plans du monde et des sentiers forestiers, poésie d’un monde éclaté, déraisonné, tendu. Dans les thrillers qui sont les siens, de la profondeur des glaces, aux fonds de vallées plantées d’un monastère, Minier raconte la nature tordue et magistrale, la déperdition des enquêteurs en leur sein. Les Pyrénées écroulées sont le miroir de l’âme humaine. Le huis clos dans lequel il envoie Martin Servaz poursuivre le fantôme d’un fou, amateur de grande musique… Est-elle même plus proche des hommes ou de la nature, cette musique ?


Pour l’amour du silence et de la solitude, on se remémore les écrivains d’un temps qui ne se passe pas. Gracq, Buzzati ou Bernhard, ils sont trois noms qui se glissent et teintent d’une tout autre couleur les ambiances de l’écrivain de thriller français. Pourquoi si sombre, si pesante ? Tandis qu’il évoque l’Espagne, les chaudes couleurs et la liberté de son adolescence là-bas, on se demande si Bernard Minier saisit l’ampleur du gouffre qui se creuse dans un coin de son cerveau. Entre le glauque d’un décor d’enfance, les orangers et l’odeur de lessive de ses vacances…


-> Critique publiée ici, aussi.

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le 22 févr. 2022

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