Ce n'est pas la première fois que je l'écris ici, mais j'adore Laurent Gaudé. Depuis que j'ai lu Le Soleil des Scorta, il a pris la première place parmi les écrivains français contemporains, et chaque nouvelle œuvre vient conforter ce choix (choix encore renforcé par son exceptionnel dernier roman en date, Pour Seul Cortège, qui reste ma plus belle lecture de l'année : http://www.senscritique.com/livre/Pour_seul_cortege/critique/15178442).
je savais que l'auteur avait commencé en écrivant des pièces de théâtre, mais elles sont difficiles à trouver. En voilà donc une, écrite en 2002. Une pièce brève, divisée en 17 scènes de 2 à 3 pages chacune. Une pièce qui réunit cette qualité que j'apprécie énormément chez Gaudé : un mélange unique de drame, de poésie, d'espoir en l'homme et de mythologie.
Nous sommes dans un pays inconnu, à une époque inconnue (Passé ? Présent ? Futur ?), avec trois personnages dont on ne connaîtra jamais le nom. Deux d'entre eux sont fossoyeurs. Ils passent leurs journées et leurs nuits à trimballer des montagnes de cadavres d'un lieu à un autre, dans le but de les incinérer. Et une de leurs "patientes" revient du charnier, un peu roussie sur les bords.
D'emblée s'inscrit une différence fondamentale entre les personnages. Pour les fossoyeurs, les morts ne sont que des kilos de viande, de la barbaque qu'ils soulèvent tant bien que mal et dont l'objectif est de se débarrasser le plus vite possible. La rescapée, au contraire, voit l'humanité à travers les cadavres. Alors qu'elle reste muette face aux questions des fossoyeurs, elle va parler aux morts. Elle va les caresser. Comme pour les rassurer. Et surtout pour s’imprégner d'eux, pour obtenir d'eux toutes les infos qu'elle pourra glaner.
Vient donc le thème du souvenir. Que la mort ravage le pays (par l'intermédiaire d'une guerre obscure), c'est déjà grave. Il faut donc éviter que les victimes tombent dans l'oubli. Et c'est là la mission de cette femme : s'approprier les souvenirs des morts pour qu'ils restent encore un peu vivants, pour qu'une partie d'eux survive, et pour communiquer avec les familles. Pour que la chaîne des survivants puisse faire reculer l'oubli et réinstaurer la vie.
Et Laurent Gaudé de jouer avec le thème de la vie et la mort. Ainsi, la rescapée semble revenir de la mort pour sauver les morts et leur redonner à la vie. Elle est la mieux placée pour cela, à la fois morte et vivante, à mi-chemin entre les deux mondes, un pied dans chaque. A l'inverse, les Fossoyeurs ne sont presque plus vivants. L'un d'eux le constate : "Encore vivant un peu mais pas mal mort déjà". Ces fossoyeurs semblent oubliés du monde entier. perdu dans leur charnier, entourés de montagnes de viande froide, ils sont coupés du monde et plus personne ne s'intéresse à eux. Plus personne ne s'adresse à rien. L'oubli, c'est la mort.
Une pièce très courte mais dense, très facile à lire mais d'une grande qualité. Les thèmes et le style de Gaudé se retrouvent ici. Ceux qui apprécient ses romans peuvent en toute confiance se ruer sur ses pièces de théâtre. L'homme est vraiment un des plus grands auteurs contemporains.
SanFelice

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