Ces corps vils
7.5
Ces corps vils

livre de Evelyn Waugh (1930)

Critique acerbe d'un monde à la dérive

S’il est un auteur dont je ne pourrais me lasser de lire et relire les livres, c’est bien Evelyn Waugh. En cas de baisse de moral, il me suffit d’ouvrir une page au hasard, le sourire revient forcément, car, qu’on se le dise, tout est drôle chez monsieur Waugh ! Sa plume est aussi fine qu’acérée. L’humour anglais atteint les sommets de l’absurdité, mais, à y regarder de plus près, quoique le nonsens règne, rien n’est jamais gratuit, tout est minutieusement pensé. Voilà ce que j’admire chez lui, ce qui donne une inaltérable richesse à son œuvre. A mon sens, Evelyn Waugh fut l’un des plus brillant critique de son époque, un bien né de la haute bourgeoisie trop désespéré par le cynisme de son époque (celui des années 30) pour ne pas en rire. L’absurdité de ses titres nous renvoie de plein fouet celle de son monde.
En même temps, il est difficile d’entrer dans un roman de Waugh. Il faut se préparer mentalement à lire quelque chose où tout est vrai sans être vraisemblable. Nous entrons forcément dans une sorte d’univers parallèle où le pire de la société est poussé à l’extrême et considéré comme normal, de sorte qu’un livre comme Ces corps vils, écrit en 1930, qui se passe dans un futur proche, n’usurperait pas sa place du côté de l’Anticipation.

Ces corps vils est un livre compliqué pour un lecteur lambda qui a l’habitude d’un scénario clairement établit et ne connaît pas le contexte de son écriture. Le roman est, pour ainsi dire, un coup de poing qu’Evelyn Waugh envoie à la face de la bonne société londonienne dans laquelle il a grandi. Le groupe de jeunes aristocrates constamment ivres n’est autre que les Bright Young People, dont il a fait parti un temps, avant d’en être rejeté. C’est dire s’il connaît bien son sujet. 1930 correspond également à son année de conversion au catholicisme, qui répond sans doute à un certain besoin de valeurs dans un monde qui part en vrille. Voici quelques mots pour éclairer votre lecture :

Les premières pages
Les Bright Young People (ou Bright Youg Things), enfants perdus de l’aristocratie qui avaient l’habitude d’organiser des soirées costumées et dont les scandales enflammaient la presse de l’époque. Ils écoutaient du jazz, couraient ivres les rues de Londres, consommaient des drogues, avaient en leur sein des homosexuels assumés et des filles coiffées à la garçonne.
Le roman commence par un voyage en bateau (de la France vers l’Angleterre) qui donne la couleur en tirant le portrait d’une société mondaine très contrastée.
Le personnage de Madame Guenon (dont on voit déjà l’ironie du nom) est une évangéliste qui incarne la crise de la croyance chrétienne. Elle est accompagnée de plusieurs jeunes filles appelées des « anges ». Toutes portent le nom d’une vertu chrétienne : Foi, Charité, Force, Chasteté, etc. Or, dès le départ, le vice est déjà présent puisque la Chasteté s’est absentée pour flirter avec un homme à bord tandis que l’Effort Créatif a « perdu ses ailes ». Madame Guenon s’avère quand à elle un escroc qui vend de l’espoir à des gens pour en tirer du profit, cela avec un profond cynisme : « Le Salut ne fait pas le même bien quand on croit que c’est gratuit, était son axiome favori ».
Lady Throbbing et Mme Blackwater représentent l’aristocratie vieillissante. Oubliées du monde, elles utilisent aussi des expressions passées, dont il est dit qu’elles ont un « chic fin de siècle ». Rien à voir avec la nouvelle génération, des « jeunes à la page » dominés par Miss Runcible et Miles Malpractice. Ces derniers arrivent dans le roman par quelques expressions à la mode, « c’est exactement comme si on était dans un shaker à cocktail », « trop, trop écœurant ! ».
La scène d’exposition nous montre d’emblée une société à plusieurs vitesses, où personne n’a l’air de communiquer vraiment.

(voir suite du développement : http://unityeiden.fr.nf/ces-corps-vils-evelyn-waugh/ )

Waugh décrit une génération trop jeune pour avoir été confrontée à la guerre. Les Bright Young People sont des enfants des années folles, en apparence pleinement intégrés à leur époque et pourtant les produits d’une aristocratie en plein déclin et de plus en plus ruinée. Sa voix incisive nous fait pénétrer une société frénétique, gouvernée par l’alcool, un monde de jeunes riches sans repères qui ne pensent plus qu’à s’amuser, ce qui fait dire à un ‘ancien’ dépassé, M. Outrage : « Ils ont eu, après la guerre, une occasion comme aucune génération n’en a jamais eu. Il y avait toute une civilisation à sauver et à refaire – et, tout ce qu’ils ont l’air de faire, c’est les imbéciles ! ». C’est à un point tel que même cette terrible évangéliste, Mme Guenon, échoue son sermon lors d’une soirée qui rassemble les jeunes aristocrates. « Regardez-vous tels que vous êtes. », lance-t-elle pour jouer sur l’auto-culpabilité qui fonctionne assez bien sur les deux vieilles jumelles mais finit par faire un four à cause de l’intervention de Lady Cincumference, « En voilà une fichue impudente » et du rire de Miss Runcible qui déclenche une hilarité générale.
Chaque page est criblée de piques à l’adresse de l’Angleterre, des nouveaux mondains, et d’une modernité dont il ne cessera de critiquer les dérives grâce à sa capacité à mettre en exergue toute l’absurdité de son temps. Ainsi que le dira son fils Auberon Waugh : « Avant tout, il fallait rire ensemble de la folie du monde. »
Ces corps vils ravira donc les lecteurs à la recherche d’un humour incisif et intelligent, en marge des discours actuels.
Barbelo
9
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le 19 janv. 2013

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Barbelo

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