Pureté et Confusion

C'est le grand livre d'un grand auteur, d'un grand monsieur, dont je vous recommande grandement de vous renseigner sur sa vie si vous ne la connaissez pas. Pour ce faire, le biopic de 1985 est splendide.

J'aime rencontrer la complexité d'un homme perdu entre poésie et conviction, ésothérisme abstraction, idée de grandeur et maitrise. Tout l'oeuvre de Mishima montre qu'il est de ceux là, et plutot que de critiquer, je souhaite ici proposer quelques pistes d'analyse (attention spoils léger), de questionnement sur le texte, qui, si vous ne l'avez pas lu, pourrait vous encourager à le faire.

Une histoire du Japon

L'ultime tétralogie de Mishima est une histoire habitée du Japon moderne. De 1910 à 1970, au travers de quatre périodes distinctes, il aborde les évolutions de la société japonaise, faisant des personnages de ces romans, à la fois des figures de poésie humaine et des allégories d’événements, de classes sociales de la société japonaise.

Chevaux échappés se déroule en 1932, début de l'ère Showa (Hitohito). L'ère Meiji a initié puis accéléré l'ouverture du Japon aux monde et à la culture occidentale, abandonnant brutalement les traditions nationales. Cette période voit la montée en puissance de la figure du Zaibatsu, sorte de magna capitaliste, bien loin des figures de pouvoir du japon traditionnel, lié à la puissance militaire (samourai, Shoguna ...). La crise mondiale de 1929 frappe le Japon, causant chômage et misère, et le Japon poursuit sa modernisation et son alignement sur les valeurs occidentales, et cette alignement va amener le Japon à signer des accords internationaux pour réduire sa puissance militaire. Ce faisceau de causes provoque une monté de l'ultranationalisme militariste dans les années 1930, allant jusqu'aux événements du quinze mai (mentionné dans le livre) qui voit l'assassinat d'un premier ministre.

Mishima grandit dans cette période et nous la fait vivre dans Chevaux échappés.

La jeunesse, le beau, le pur

Si Kiyoaki (Tome 1 - Neige de printemps) incarne la folie ingénue et badine à l'égard de l'amour, Isao (personnage principal du Tome 2 - Chevaux échappés) incarne celle de l'absolu dans la révolte. Les deux personnages représentent dans leur jusqu’au-boutisme, cette pureté de la jeunesse qu'admire Mishima.

Mishima est de leur côté, il les soutien. Pour autant il les frotte à la complexité du monde, et c'est précisément face à cette complexité qu'ils entendent rester purs. Chez Mishima, rester pur c'est mourir, et que sa mort soit la raison pour laquelle on a vécu. Il ne faut laisser entrer aucune complexité par le doute ou la reflexion, choses qui viennent souvent avec l'âge, et c'est pourquoi il faut mourir jeune.

Dans le roman, le rapport entre Honda et Isao est parfaitement mise en scène. Honda représente le rationnel et la modération quand Kiyoaki puis Isao incarnent la passion sans compromis. Et c'est précisément l'équilibre trouvé par Mishima entre d'une part, l'admiration du rationnel pour la pureté, et d'autre part le rejet de celle-ci pour la folie qu'elle représente, qui fait la subtilité du roman.

"Savoir sans agir, n'est pas savoir"

L'injonction à l'action d'Isao fascine. Si au début, son plan se pare d'objectifs politiques dont on attend des résultats concrets, il en est de moins en moins question au cour de l'histoire et en vient à se résumer au simple fait d'agir. Finalement, il n'est moins question des conséquences de l'action que de l'action elle même, et par elle, le suicide.

L'enjeu d'Isao n'est pas le changement politique mais d'incarner par l'action un idéal de pureté. Il faut être immaculé: agir, puis mourir. Car vivre, c'est s'exposer à la corruption, et fatalement ternir de tâche la pureté tant chérie.

Le personnage du père d'Isao incarne cette pureté perdue. Il envie la pureté de son fils, s'étant lui même exposé à la corruption du monde. Et c'est en ce sens qu'Isao est un personnage plus poétique que politique. Car la politique, comme la réflexion, étant par nature complexe, est par nature corrompue.

La confusion

Je pense que Mishima (et tout dans la vie de l'auteur le laisse à penser), se tient fermement au côté d'Isao. Pour autant, en contant son histoire, il montre la confusion qui peut régner dans la tête d'un jeune homme matrixé par l'extreme droite. En ce sens, je trouve au roman une lecture moderne assez inattendue.

En effet, durant toute l'histoire, il ne cesse de montrer la complaisance de la société à l'égard des idées et des moyens d'Isao. Au fond, dans son contexte, le personnage n'a rien de subversif, et il en souffre. Il est bien traité par les autorités, par la police, par la justice, il est soutenu par la population ... Mais le véritable nœud se trouve dans le drame d'Isao: la collusion entre son milieu ultranationaliste d’extrême droite et les milieux financiers, que ces même patriotes accusent de la ruine de la nation. En comparaison, les Rouges sont comme des fantômes dans le roman. Méprisés, crains, torturés par la police quand les patriotes sont interrogés avec des bouquets de fleur ...

Sans qu'on ne lui pose vraiment la question, Isao explique au détour d'une phrase qu'il n'a pas rejoint les Rouges pas amour pour l'Empereur. Ce faisant il reconnait que ceux-ci portent les réponses aux problématiques sociales sur lesquelles il fonde la raison politique de son action. En bref, il choisi le camp de l’extrême droite par simplicité et dogmatisme, car si son diagnostique social est le bon, il élude une fois de plus la complexité du monde pour s'en tenir au dogme, seul garant de sa pureté.

C'est pourquoi ce qui devait être une révolte ne se résume finalement qu'à une posture pour maintenir un idéal de pureté. Et Mishima, de se tenir à ses côtés, car pour le poète, il n'est rien de plus beau.

En bref lisez le il est trop bien le livre et même tout Mishima c'est fascinant. Bisous