Peine et métamorphose d'une enfant juive cachée.

«Tous les hivers de la guerre se confondent en un unique trajet de gel et de sel, aller-retour deux fois par jour, de la gare jusqu'à l'école.
Sortir du sommeil emplumé sous la couette, se glisser dans les vêtements glacés. Pour la toilette, dans la cour la pompe, devenue asthmatique, émet un râle d'épuisement. L'eau du seau est emprisonnée sous la glace. À la briser, on risquerait d'y laisser le doigt, comme Ysengrin y perdit sa queue.»
(Hélène Waysbord, L'amour sans visage)


À six ans, lorsqu’Anna Wajismky quitte la Pologne avec sa mère, en 1938, ses parents ont déjà décidé de se séparer de leurs deux filles , pour augmenter leurs chances de passer entre les mailles du filet nazi.


À l’arrivée en France, quand l'étau se resserre, la petite Anna adorée de ses parents, sera cachée chez les Poulou à Vacheresse en Haute-Loire, des paysans bourrus incapables de témoigner de la chaleur ou des signes d’affection, mais capables de ce geste de courage qui pouvait leur coûter la vie : cacher une enfant juive.


Là, tous les matins, chaque réveil est comme un arrachement, ce retour à la conscience de son environnement, le gel des hivers de la guerre, la rudesse des conditions matérielles, des travaux de la ferme et le manque d’amour, l’absence des parents, cette douleur qu'elle doit chasser chaque jour pour rester debout. Ce qui la tient debout c’est aussi d'emprunter le chemin de l’école, d'apprendre et de recevoir le soutien et la tendresse de l'institutrice, dans une école littéralement maternelle.


«Très vite, Melle Tournon l’institutrice qui vomit la guerre et ce qu’elle fait aux enfants, a su voir l’exception chez cette petite fille qu’on dirait tombée du nid sur un lit de caillasses. Elle a lu dans ses yeux écarquillés – deux lacs bleu-vert tremblotants – les chemins ouverts avant l’arrachement.»


Au bord du précipice, Anna s’en sortira, transformée, mais elle et ses proches paieront le prix de la survie, éraflures intérieures du déracinement, et les blessures profondes laissées par les absents, ceux qu’on ne reverra plus, une fois la guerre finie.


«En avançant sur le chemin où le brouillard paresse, Anna, qui le traverse par endroits, joue avec l’idée qu’elle s’efface, qu’elle n’est pas seulement là. Elle fait comme souvent deux trajets à la fois. Celui d’ici, dans le froid d’aujourd’hui, précis, qui l’emmène jusqu'à l’école. Et celui d’une aube d’il y a des années, quand leur départ chuchoté avait tranché net dans la quiétude de sa vie.»


Dédié par Carole Zalberg à l’institutrice qui sut imaginer un avenir pour sa mère, enfant juive cachée pendant la guerre au Chambon-sur-Lignon, «Chez eux», publié en 2003 aux éditions Phébus et réédité en 2015 chez Actes Sud Babel, est un récit limpide, exposant avec pudeur, justesse et sensibilité, comme dans l'impressionnant «Feu pour feu», les fissures intimes, mais aussi l'abnégation et la force d'une enfant, contrainte pour survivre à l'effacement de cette identité qui ressurgissait chaque nuit dans ses rêves.


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/09/19/note-de-lecture-chez-eux-carole-zalberg/

MarianneL
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le 5 avr. 2015

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