"L'Histoire expliquait pourquoi maintenant existait, comment hier était devenu maintenant"

Que dire du Pays des Mères ? Comment expliquer, raconter, cette brique de plus de 800 pages, dense, exigeante, féministe, révolutionnaire dans son approche de l'organisation sociale et renversant les codes de SF de l'époque, et peut-être encore de maintenant ? Voilà, c'est un peu tout ça. Un livre contemplatif, immersif, qui va jusque dans le détail de cette société post-apocalyptique, et où les personnages ont quand même assez de substance pour que ce ne soit pas qu'une histoire sur l'Histoire.

Le Pays des mères, c'est ce qui est né après le Déclin, cet événement laissé flou mais qu'on devine avoir décimé la planète, laissant des terres hostiles, contaminées et inhabitables. Après le Déclin, l'humanité s'est constituée en Harems, avec une violence patriarcale et misogyne à son apogée. Les Harems ont également disparus, détruits par une révolte de femmes esclaves, qui mirent en place un système appelé les Ruches. Le Pays des mères, c'est ce qui vient après, après toute cette histoire violente. Ce n'est pas une dystopie, ni une utopie. C'est un fonctionnement social qui veut tirer leçon du passé et qui essaye de vivre avec certaines données qui lui échappent dont la principale est la survie de l'humanité. En effet, un virus ou une mutation rend les naissance de garçons rares, la fertilité faible et la survie au-delà de 6 ans incertaine. L'Humanité hérite des fautes du passé et reste sur le fil.

Dans cette société, on assiste à un total renversement de paradigme, que l'autrice a travaillé finement jusque dans la langue : le féminine est le neutre. On dit "une enfante", "une animale" ; on dit "elles" dès lors qu'une femme se trouve dans un groupe masculine ; la religion monothéiste s'articule autour d'une figure féminine. Par son côté immersif, on plonge dans cette société organisée de manière démocratique, horizontale, autour de grandes Familles et où le travail communautaire est divisé entre ses membres. La religion est plus ou moins présente selon les Familles, celle construite autour d'Elli et de sa prophète Garde.

"Les hommes du Déclin et d'avant pouvaient s'offrir le luxe de ne pas penser aux choses quotidiennes, immédiates, parce qu'ils avaient des femmes pour les servir"

La survie, donc, est une question centrale. La vie est organisée autour de cette reproduction, appelée aussi Le Service : il y a les Vertes, les Rouges et les Bleues, selon si la femme et l'homme est en capacité de procréer. Mise à part la Mère, matriarche, la conception se déroule par insémination. Seule la Mère "danse en Elli" et a un rapport sexuel avec l'homme qui a été désigné. Le poids de ce devoir est lourd, tant pour les femmes que les hommes, et constitue un des fils rouges de ces chroniques. Bien que cette nécessite de codifier et encadrer est accepté par toutes. La notion de famille est donc radicalement différentes, les filiations ne sont pas biologiques, ni forcément sociales. La Famille est un groupe.

De même, toutes acceptent que les enfantes vivent à part jusqu'à 6 ans, si fragiles dans ce monde que beaucoup meurent de cette maladie aussi mystérieuse que foudroyantes.

Toutefois, si la notion de reproduction est omniprésente, les violences sexuelles, tout comme les violences physiques et psychologiques, sont bannies dans cette société. On ne frappe pas, on ne violente pas le corps. C'est finalement peu abordé tellement c'est ancré comme un pilier fondateur et les rares qui dérogent sont exclues de la communauté.

De même, les femmes relationnent naturellement entre elles, et le lesbianisme est très présent. Il n'est évidemment pas nommé ainsi, puisqu'il est la norme il n'est pas nommé. Les hommes relationnent également entre eux, même si c'est abordé de manière plus lointaine du fait du choix du point de vue pour dérouler le récit.

"Et quand ce sont des personnes qui nous font du mal, c'est plus facile de penser qu'elles l'ont vraiment voulu, et vouloir leur faire mal à elles aussi. Mais la plupart du temps, elles ont des raisons de nous avoir fait mal. Souvent c'est parce qu'elles ont mal aussi. Ca ne les excuse pas. Mais ça explique. Et parfois, on a un peu moins mal quand on comprend."

Toutes acceptent l'état de leur société, sauf Lisbeï. Lisbeï et ses "oui, mais" ; Lisbeï et sa curiosité dévorantes ; Lisbeï et ses questions gênantes ; Lisbeï avec son existence qui sort des clous ; Lisbeï et ses drôles d'intuitions. Le livre repose beaucoup sur elle, d'autant plus parce que les chroniques, comme on finit par le comprendre, sont basées sur ses notes.

"La réalité est plus lente que les histoires, même si elle leur ressemble quelques fois"

Néanmoins, comme je le disais, nous ne sommes pas dans une utopie, et beaucoup de points permettent d'ouvrir réflexion et critique.

Le premier, et pas des moindres, est la conséquence de la vision de la Famille par cette société. Le lien parental n'est pas fondé sur la biologie, et si les enfantes finissent par connaître l'identité de leur père, c'est plutôt pour une question de lignées. Elles sont les enfantes d'une communauté, pas d'un couple. La filiation maternelle est elle aussi, finalement, assez secondaire, et ce n'est pas la mère qui élève. Dans ce monde donc, l'inceste consenti entre soeurs, frères ou soeur-frère est très relatifs, et pas forcément sexuel. Toutes sont soeurs, en Elli, dans la Famille. C'est très perturbant à lire, évidemment, même si au fond dans la logique de cette société. Il faut toutefois noter que les dimensions de pouvoir et de domination sont absentes de ces relations, ce qui sont les bases de l'inceste.

De plus, l'architecture même du livre se base sur la binarité de genre et la complémentarité biologique des sexes assignés à des genres. Forcément, avec une société tant articulée sur le Service tant par nécessité vitale que par choix organisationnel de société. On le sait, historiquement, la transidentité existe depuis la naissance de l'humanité. J'aurais beaucoup aimé voir cette spécificité humaine dans cet univers, même si pour moi l'un des personnages a un arc effleuré autour de sa transidentité (qui a lu le livre ici ? Je veux en discuter !).

Lisbeï donc, par sa personnalité, ses choix, nous ouvre la porte de cette société. Elle mettra également en valeur ce qui dysfonctionne et elle portera la voix du lecture qui comme elle, identifie ce qui ne va pas. Elle sait, et nous le savons également, que son monde est meilleur que ce qui existait avant, mais Lisbeï est obstinée et utopique. Par ses yeux on verra des changements profonds s'engager, sur la place de chacune, distillant l'idée qu'une société ne doit jamais se figer sur ses acquis, sous peine de répéter ses erreurs du passé.

"Peut-être franchit-on plusieurs seuils, et chaque fois on retrouve une sorte d'équilibre, mais au bout d'un certain temps, après trop de transformations, on ne peut plus.

C'est peut-être cela, vieillir ?"

En somme, ce livre m'a marqué, plus profondément que je ne le pense je crois, et je vais y penser longtemps. C'est un livre fondateur. Les thèmes sont riches, et si j'ai beaucoup abordé la question des liens entre femmes et hommes, de ce qui est organisé autour, ce n'est pas la seule thématique abordée et s'il fallait que je parle de tout, il me faudrait tout un livre pour analyser ces chroniques : continuité de l'expansion humaine par la multiplication recherchée d'enfantes, importance de l'Histoire, la religion et la foi, les rapports de classes et de hiérarchie, l'ouverture sur le monde par l'exploration, les notions de justice et d'acceptation par la figure des renégates, la notion de communauté, l'importance de la connaissance de soi ...

"Si celle qui tire l'eau du puits veut rêver aux étoiles, dans les Familles, elle le peut : quand ce n'est plus son tour d'aller au puits. Dans votre système, elle ne le pourrait pas."

Iaoranamoana
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le 16 sept. 2022

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