On peut lire Cinquante nuances de Grey de deux façons:
Soit on y voit une histoire très simpliste au pseudo-romantisme suranné qui cumule les scènes de sexe sur-détaillées pour donner ersatz de parfum de souffre prévaricateur à 666 pages de cochonneries violentes et de vices assumé.
Soit, on y voit une oeuvre inscrite dans une double continuité et débordant d'intertextualité pleine d'un humour provocateur et dévastateur.
Première continuité, la plus criante, la plus évidente, la plus incontournable: .....an Gr[ ]y.
Comment remplir le trou et les crochets? (sans mauvais jeux de mots): Christian Grey mais aussi Dorian Gray. Est-ce possible? Dorian est un jeune homme entre vingt et trente ans, qui semble bien mûr pour son âge, poussé à la luxure et au vice par Lord Henry, un ami de son père de substitution, qui cache un terrible secret qui met les femmes qu'il fréquente en danger.
Christian est un jeune homme de vingt-sept ans self-made, milliardaire et PDG, donc très avancé pour son âge, poussé à la luxure et au vice sado-masochiste par Mrs Robinson, une amie de sa mère adoptrice, qui cache un terrible secret qui met les femmes qu'il fréquente en danger.
Les similitudes sont déjà en soi intéressantes mais ne s'arrêtent pas là! Examinons les titres: le secret de chacun des deux Grey/Gray constitue le nom dont le le patronyme du protagoniste est le complément du nom: le portrait / les cinquantes nuances.
On notera plusieurs allusions au roman d'Oscar Wilde: la notion de pacte avec le Diable et la fin où l'agnition véritable se solde par une mort: mort de Gray /
mort du couple Steele-Grey. Le roman est d'ailleurs écrit en épanadiplose, s'ouvre et se ferme sur Anastasia qui observe son reflet dans le miroir. Ce miroir est un portrait qui, comme celui de Dorian Gray, fait changer le physique du personnage qui s'y voit suite à ses vices qu'il regrette.
Associé à Dorian Gray, le conte de la Barbe bleue se fait aussi très présent en intertextualité: Barbe bleue est un Seigneur qui cherche une femme et a déjà eu plusieurs femmes qu'il n'a pas voulu garder près de lui:
Christian révèle à Annastasia que plusieurs femmes ont été ses soumises mais ont rompu le contrat qu'il leur avait proposé.
Barbe bleue conserve les cadavres de ses femmes dans une chambre spéciale qu'il ne faut pas ouvrir et dont le sang rouge qui y ruissèle reste indélébile sur la clef qui a osé ouvrir la porte:
Christian Grey a sa "salle de jeu" qu'Annastasia qualifie de "chambre rouge de la douleur". Notons au passage la symbolique sexuelle de la clef dans la serrure dans le conte de Perrault accompagné du sang de la défloraison. Or, peu après avoir fait découvrir sa "salle de jeu" à Annastasia, Annastasia lui confesse être vierge et Christian lui apporte cette défloraison. Liens troublants s'il en est.
Barbe bleue représente ce qui peut effrayer la jeune fille chez le mâle, ne serait-ce que parce qu'il porte la barbe et que cette barbe fait partie intégrante de son identité.
Christian Grey a effrayé les différentes soumises qu'il a connu avant avec ses pulsions dérangeantes. Mais lorsqu' Annastasia lui demande pourquoi il ne veut que "baiser" et non "faire l'amour", Grey lui répond que c'est parce qu'il est ainsi, que cela fait partie intégrante de son identité.
Enfin, l'héroïne du conte est secourue par sa soeur Anne et ses frères cavaliers.
Annastasia n'est pas secourue car elle refuse leur aide et leurs conseils. Amusant d'ailleurs: Annastasia est contracté en Anna, très proche d'Anne et Christian semble ne pas aimer cette contraction, comme si Anna était la protectrice d'Annastasia, capable d'ameuter les frères cavaliers, ce qu'elle fait d'ailleurs puisque l'heroïne rompt avec Grey en piquant une colère noire dont elle se croyait incapable, autrement dit en montant sur ses grands chevaux.
Deuxième continuité, plus subtile, plus érudite, plus allusive.
Le roman, contrairement au film qui l'adapte, laisse très peu filtrer les sentiments de Christian Grey. Ces derniers semblent orchestrés par une Annastasia jamais en reste de surprises puisque, n'étant pas forcément celui qu'elle imagine, Christian fait montre de sentiments différents qui lui apparaissent nouveaux.
Autre fait, la métaphore filée du vol d'Icare pour l'acte et de la passion sexuels. Métaphore qui prend un tour concret, au pied de la lettre
lorsque les deux personnages s'envolent vers la fin du roman très près du soleil.
puis un tour très figuré
lorsque Christian fesse Annastasia si fort qu'elle épreuve l'ultime brûlure menant à la chute du couple.
Cette métaphore n'est pas d'El James mais bien plutôt d'Erica Jong, célèbre pour son roman érotique féministe Le Complexe d'Icare (en réalité, *La Peur de vole*r) publié en 1974 et qui réclame la possibilité d'écrire le désir féminin lié à la sexualité. El James semble lui répondre par un pied de nez car si Cinquante nuances de Grey applique son idée, il en montre aussi les failles, la vision exclusive d'Annastasia servant l'aura de mystère autour de Christian Grey plus qu'une victoire de l'épanchement féminin.
Les références, allusions, intertextualités sont nombreuses et souvent subtiles: Adam et Eve (découverte de la nudité qui brise le Paradis), le théâtre de boulevard repris dans le détournement
d'un de ses répliques cultes: "ciel mon mari!" qui devient le jouissif "ciel, ma mère!"
autant de perles d'ingéniosité qui font le délice de l'oeuvre d'El James.
Seulement voilà; tout le monde n'y goûte pas car tout le monde ne le voit pas.
Cette intertextualité manquée, il ne reste plus au lecteur qu'un de "ces livres qu'on lit d'une main" (Herbert Léonard) où le vrai plaisir du lecteur peut se poser sur les échanges de courriels que même le film n'a pu omettre qui défie sans le savoir les paroles d'un Feldman qui considère que "les amours infidèles s'écrivent sur logiciel". En effet, c'est là que les deux personnages se rencontrent vraiment, osent se parler, se dire les choses et se livrent à une délicieuse traque amoureuse.
Etant complexe à apprécier mais recelant de nombreuses ingéniosités qui peuvent être éludées, je pose un cinq baccara (cf. ma critique des Bienveillantes de Littell) + une étoile de bonus pour ces merveilles insoupçonnées.