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7.7
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livre de Pierre Bordage (2022)

Ce merveilleux imaginaire apocalyptique à cesser

Pierre Bordage est un maître conteur incontestable. Mais à nos lueurs actuelles, ce Game of Thrones post-apo dans les entrailles de notre capitale a quelque chose de désespéré qui peut faire soupirer de lassitude.


Beaucoup de créatrices, créateurs et publics friands de science-fiction pointent depuis quelque temps une tendance bien trop prononcée au pessimiste futuriste. Notre futur, dans les fictions depuis les années 2000, est bien trop souvent parqué dans la dystopie ou le survivalisme après la catastrophe climatique. Pierre Bordage, en dépit de sa maestria qui nous fait avaler goulument son œuvre jusqu'à la dernière lettre, semble s'être inscrit dans cette mouvance maintenant décriée. Mais plus qu'un futur inspiré d'une époque qui ne pousse pas à l'optimisme, on peut se demander si l'esprit à l'origine d'une anticipation si morose n'est pas dès le départ biaisé de conservatisme et d'un certain manque d'humanisme.


Car non, imaginer deux-trois braves et gentils bougres dans un monde soumis à la corruption, où le viol et la trahison font loi, où les humains sont tous victimes de leurs bourreaux ou de leurs pulsions qui les rendent bourreaux, ce n'est pas être humaniste. Et se revendiquer de Victor Hugo ne rend pas la chose moins pessimiste.


Dans cette trilogie littéraire, qui s'inscrit dans l'univers créé par l'écrivain russe Dmitry Glughovsky, Metro 2033, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. L'humanité vit dans les couloirs du métro, parkings souterrains et catacombes de Paris après une catastrophe nucléaire dont on ne sait plus grand-chose. Il y a une femme qui a un rêve de "fédération", un système politique qui endiguerait un peu les conflits sanglants et l'esclavage nouvelle sauce. Mais l'ambiance loi de la jungle dans un monde littéralement aveugle dû à l'obscurité persistante la fait difficilement passer pour quelqu'un de lucide. Bien sûr, elle est notre protagoniste et on lui souhaite réussite. Seulement ce monde n'est pas prêt pour elle. Aussi ces accès de bienveillance et de foi en l'intelligence collective lui donnent parfois des airs naïfs et ridicules. Elle se bat contre des moulins.


Pour faire vite sur le pessimisme ambiant : tout est éminemment patriarcal. La société souterraine du métro ressemble à un cartel. Tout n'est que lutte pour le pouvoir, les gens de pouvoir sont d'une cruauté sans égal, le chef religieux est un monstre libidineux violeur quotidien de gamines de 15 ans, qui garde sa couronne papale à grands coups de poignards dans le dos. Rien n'a de prix pour un peu de confort. Ecorcher vif des corps entiers est un mode d'exécution public adopté dans différents endroits, la torture est un passe-temps commun, le sexe est obligatoire pour toutes les femmes dès les premiers poils, on vend ses filles, on est bêtes, abîmés, rendus plus primitifs que les plus primitifs de nos ancêtres communs avec nos cousins chimpanzés. Tout dialogue tendu se fait en présence de flingues, aucune phrase en l'air n'est sans conséquence néfaste.


Dans une telle hyperbole des travers de nos sociétés, il est plaisant et même nécessaire de s'attacher à quelques bougres pas trop mauvais. Et l'exercice est réussi. Les personnages sont un peu figés et leur personnalité n'est jamais très profonde mais ils sont attachants et la narration sait nous tenir. Cependant, à bien y réfléchir, il n'y a pas grand-chose dans ce world-building qui soit réellement inspiré par notre déroute actuelle.


Qu'est-ce qui permet, dans notre présent, d'imaginer que l'autogestion dans la pénurie mènerait nécessairement à la sauvagerie et la loi du sang ? Il y a de l'ingéniosité dans Paris métro 2033 pour ce qui est de la nourriture et de la survie, mais cela tient plus de l'artifice obligé pour permettre à ce monde d'exister que de l'évocation de nouvelles formes d'autosuffisance. Au-delà des rares personnages sympas et de ces quelques traits matériels d'intelligence, il n'y a rien à récupérer ici-bas. C'est l'idée reçue de la masse qui panique, qui perd ses moyens et s'en remet à son cerveau reptilien qui permet ce monde. L'auteur trahit sa vision peu reluisante de l'humanité, si ce n'est son mépris pour nos capacités à vivre ensemble à travers plusieurs détails.


Premièrement, la population, les populations, sont incapables de soulèvement. Contrairement à ce que montre l'Histoire, dans Métro les soulèvements n'existent pas, n'existent plus, et quand ils ont lieu, ils sont réprimés dans le sang ou donnent lieu à des systèmes totalitaires. Pourtant, en termes de conditions de survie, les différentes sociétés sont bien au-delà du point de rupture. Il est suggéré que les populations sont trop affaiblies et aliénées depuis des générations pour entrevoir l'idée de se révolter, tout cela certainement parce que toutes les révoltes ont amené des terreurs, puisqu'il ne reste que des terreurs. C'est une vision des peuples. Une vision qui pense que les révolutions sont perdues d'avance.


Deuxièmement, le goût du savoir est perdu. Il n'y a presque plus de livres, plus personne ne sait lire. S'il y a eu des systèmes totalitaires pour en arriver là, il peut paraître étrange de ne presque plus croiser de curiosité, de recherche de vérité. Le personnage qui garde les livres et les lit est par ailleurs un couard, certes charmant, mais marqué "rat de bibliothèque", incapable de s'affirmer, frustré sexuel. Il y a de la médecine mais totalement dévoyée, de la chirurgie qui consiste à prendre des bouts de pauvres pour les mettre sur les riches, et dont on peut se demander comment les savoirs et savoir-faire se sont transmis sans l'écriture. Par ailleurs, là où il aurait été logique et cohérent avec notre Histoire de faire des dictateurs de Metro les seuls détenteurs du savoir, ils sont tous insensibles à la lecture et leur connaissance pourtant poussée des organisations ou des travers humains semble leur venir de leur seule expérience. Dans le même ordre d'idée, dès qu'un personnage penche du bon côté de l'équation, elle ou il va s'exprimer de façon très soignée, de façon littéraire voire poétique. Exception faite de Juss, qui nous charme avec son accent "des rues", les autres marquent leur côté gentil par un langage soutenu, ce qui, en plus de n'être pas très cohérent dans un monde peuplé d'analphabètes, est très discutable d'un point de vue sociologique. Comme si la bienveillance, le courage et l'émancipation allaient de pair avec un vocabulaire riche et une syntaxe façon romantisme.


Troisièmement, aucun savoir nouveau ne semble s'être créé. À part, comme dit plus haut, pour justifier d'une alimentation locale, il n'y a que très peu de nouvelles formes de culture à part une religion de domination morbide basée sur la peur de l'extérieur. Dans Metro, il n'y a pas de paganisme, ou alors il est totalement sous la contrainte et donc extrêmement cruel et dépravé, fait de sacrifices humains et de cannibalisme nécessaires à la survie. Dans Metro, personne ne dessine sur les murs, personne ne danse, ne chante, ou ne raconte d'histoires. Ça nous raconte que, coupée du savoir venu d'avant et d'au-dessus, la population se retrouverait littéralement amputée de toute culture sans aucune capacité à en créer de nouvelles.


Quatrièmement, il y a tout un jeu avec les stations de métro. Les arrondissement et quartiers de Paris sont marqués sociologiquement, et de façon fameuse. Il est donc amusant, quand on est familier de la fourmilière des transports parisiens, de voir quel type de société est apparu dans quelle station. Eh bien, la vision du monde de l'auteur s'y exprime sans ambages. Les sociétés de l'ouest parisien, où se situent les quartiers au plus hauts revenus, sont les plus stables, Montparnasse est une capitale, pas enchanteresse mais avec un semblant d'organisation, le treizième arrondissement, connu pour son regroupement de populations d'origine asiatique est une société mafieuse largement inspirée des triades chinoises, et sans divulgâcher le livre, les sociétés les plus sauvages et inadaptées, réduites au cannibalisme et qui ont perdu la parole et la vue, se situent dans les quartiers actuellement les plus populaires pour ne pas dire précaires, de Paris. Une vision de Paris, dans laquelle la capacité d'auto-organisation des quartiers est à peu près proportionnelle aux revenus moyens.


Enfin, il y a tout de même une lueur d'espoir pour cette humanité, mais cette lueur est de l'ordre du surnaturel. Il y a des mutations chez les humains qui peuvent peut-être aider à faire avancer certains schmilblicks, notamment la gestion des émotions. Bien évidemment ces mutants sont détestés, traqués, maltraités car ils font peur. Que l'imaginaire de l'auteur fasse appel au fantastique pour enfin invoquer dans sa non-civilisation le sens du commun et l'empathie, ça dit quelque chose de ce qu'il pense de notre sens du commun et de l'empathie dans le présent.

Enfin, un détail d'à peine un paragraphe mais qui ne trompe pas : cette anecdote sur les fast-food.


Metro Paris 2033 décrit une humanité qui court à sa perte même quand elle est déjà au fond du trou. Une humanité égoïste, qui ne trouve de plaisir que dans l'assouvissement de ses pulsions les plus viles, et plus prégnantes sont les contraintes, plus viles sont les pulsions. Où rien de nouveau n'est créé, où la compassion est synonyme de risque voire de faiblesse et est vouée à se transformer en désespoir ou en lâcheté ou au mieux en capacité surnaturelle. Et cela n'a rien à voir avec la situation actuelle de nos sociétés. La preuve : la cause de l'apocalypse, à l'ancienne, qu'est la guerre nucléaire. Ce n'est pas vraiment la cause d'effondrement la plus redoutée de nos jours. Dans Metro, ce n'est pas la situation ou l'époque qui est désespérante, mais bien celles et ceux qui la peuplent. À part nos quelques héros.


Alors bien sûr, oui, on adore s'attacher à des héros qui se démènent dans un monde de brutes. J'adore Game of Thrones. Et j'ai adoré les héros de Metro Paris 2033. Mais proposer comme George RR Martin un monde dont les règles brutales sont basées sur l'importance du sang depuis des millénaires, ce n'est pas la même chose que d'imaginer qu'un tel monde se met en place à la suite de notre XXIè siècle en quelques décennies. Dmitry Glukhovsky a imaginé ce monde, certes, mais Paris Metro 2033 se place bien après Metro 2033, et d'ailleurs ce dernier décrit un futur proche dans lequel l'humanité se confronte non pas à ses vices et sa bêtise mais bien plus à la surprise de la catastrophe, à la claustrophobie et à la peur du noir. D'ailleurs dans Metro 2033, 2034 et 2035, il y a par exemple bien plus de culture que dans la version parisienne avec une station entière dévouée à la préservation de livres et autres contenants à connaissance.


Donc, si Pierre Bordage nous construit un monde d'horreurs, c'est peut-être simplement un décor pour que ces héros se démènent et que l'ordinaire devienne épique ? C'est vrai que ça fonctionne de ce point de vue là. La moindre expression d'amour, d'amitié sincère, le moindre geste fraternel banal sont dans les tunnels noirs du métro, des actes héroïques. Ce choix-là, malheureusement, dit aussi quelque chose, non plus de la vision de l'auteur à propos de l'humanité mais à propos de ce qu'est un récit efficace. Nous, lecteurs et lectrices, avons-nous besoin de tant d'horreur pour se faire toucher par un poil de bienveillance ? Sommes-nous devenus si exigeants, si insensibles à force de fictions codées souvent semblables que nous avons besoin de nous noyer dans la noirceur, la cruauté et le gore pour être un peu émoustillés par une petite histoire d'amour ? En tout cas, c'est ce qu'applique Bordage, donc c'est peut-être sa vision d'un bon récit, ou pire, sa vision de ce que le public attend d'un bon récit.

Il y a un poncif, qui ici fait tache et traduit cette idée de cruauté obligatoire pour le récit : les flingues. C'est l'ingrédient facile et indispensable pour exprimer la menace, la pression, le conflit. Si un type est méchant, il menace avec son flingue. Si la société a des problèmes, les gens ont des flingues. Si un type a trop de pouvoir, il a plein de flingues. Si les héros veulent survivre, il leur faut un flingue.

Seulement, c'est l'un des éléments auxquels il faut faire attention quand on imagine une société qui vit dans la pénurie depuis des décennies voire des siècles. Il n'y a presque plus rien dans tous les domaines, mais des flingues et des munitions, il y en a à gogo. C'est l'une des fausses notes de cette trilogie, et peut-être celle qui a mené à cette réflexion. Cet ingrédient dramaturgique est surexploité partout, et ici, dans un monde si chargé en négativité, il fait presque superflu, à peine gadget et un peu incohérent. Pourquoi intégrer à ce prix des flingues si ce n'est pas par goût de la violence ou par nécessité que le public ressente la menace de la mort ? Sommes-nous si difficile à immerger dans une histoire ?


Ce qui scelle la vision de l'humanité néfaste pour elle-même, c'est un petit passage, à propos du passé, donc de notre futur très proche, avant 2033. Il est dit que peu avant la catastrophe, il y a eu des lois pour interdire les fast-foods car la malbouffe faisait des ravages mais il y a eu tellement de manifestations que les gouvernants ont reculé. Bordage nous parle donc d'une époque, la nôtre, dans laquelle les gouvernants chercheraient à rendre les gens heureux et en bonne santé ? Une société dans laquelle il y aurait des mouvements sociaux massifs revendiquant de mal bouffer ? Une société actuelle dans laquelle les gouvernants auraient intérêt à se mettre à dos un marché aussi fructueux et répandu que la grasse bouffe rapide ? Voilà qui en dit plus long que tout le reste sur la représentation que Pierre Bordage se fait de l'humanité.


Bordage ne s'en cache pas. Dans une interview discrète, il se présente comme simple passeur. C'est le stylo qui écrirait seul ces vies qui existent quelque part et le conteur ne ferait que leur donner de la visibilité. Simple expression de ce que peut être l'inspiration. Heureusement, il dit aussi que, étant passeur, l'auteur met beaucoup de lui-même dans le texte. Il plaide donc probablement coupable de tout ce qui lui est opposé ici. Mais il explique dans cette interview son désarroi devant toutes ces vaines révolutions qui ensuite reproduisent systématiquement les mêmes travers que ce qu'elles combattaient. L'Histoire ne peut pas donner entièrement tort à ce point de vue mais l'Histoire est aussi faite de victoires, de réelles luttes menant à des acquis sociaux, d'idées nouvelles qui deviennent institutions, ne serait-ce que dans le domaine du savoir ou de l'organisation d'une société. Il suffit de regarder ce que sont devenues les idées, folles en leur temps, d'université, de santé ou d'égalité pour se convaincre que la vision d'une humanité qui ne fait que foncer dans des murs en se laissant mener par son égoïsme est une vision fausse en plus d'être politiquement très orientée.


Alors voilà. Non seulement notre époque nous inspire la merde et il faut savoir être inspiré autrement et plus positivement pour que nos prophéties ne soient pas auto-réalisatrices, mais en plus et surtout, cette inspiration dépend énormément de la représentation qu'on se fait de l'humanité dans son ensemble, de sa capacité à s'organiser, à réguler ses propres travers et pulsions et à apprendre de ses erreurs. Le bordel qui vient, qui est déjà là, ne serait pas si angoissant s'il n'était sous-tendu par ce fantasme de l'incapacité des peuples à y faire face, y réagir et s'y adapter. Les cataclysmes et conflits qui nous attendent peuvent être vus non comme des murs infranchissables mais comme de rudes épreuves surmontables comme il y en a eu d'autres, pour peu que l'on pense l'humanité comme un groupe doué du sens du commun et capable de collaboration plutôt que comme une masse de crétins égoïstes, aliénés, amoraux, qui paniquent dès qu'on leur enlève leur McDo.

Pequignon
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le 12 févr. 2023

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