"Le plus terrible dans la beauté n'est pas d'être effrayante, mais d'être mystérieuse."

Tout est faux chez Kochan, excepté ses pulsions. En compagnie de ses semblables, il renonce à lui-même pour se retrouver dans la solitude d’éros. Dans le désir seul réside sa vérité, sa transparence, sa faiblesse. Dans cette intimité, le masque devient miroir et renvoie le reflet vague de sa propre connaissance.


Ce désir, cette vérité est en l’occurrence violente, ancienne, c’est la mort du beau. Le déclin irréversible, le pourrissement brutal de la magnifique jeunesse, fauchée dans toute sa vigueur, sa fraîcheur, son abrupt et douceâtre charme. Le tout avec un érotisme puissant; il y a du Bataille chez Mishima, soit une sorte de métaphysique du sexe ou du désir bouleversante.
Dans la fascination pour la mort, ce qui fascine est ce qui la précède, le rituel morbide de la mise à mort et du martyr chez un être pas prédestiné à mourir ainsi. La dichotomie du corps vigoureusement sculpté et de la froide lame qui le transperce, répandant un sang pur, déchirant un ventre ferme, faisant se crisper d’horribles rictus le visage auparavant si subtil du martyrisé. Ce thème est abondement présent chez Mishima ; que la mort du Beau peut-être sublime. Car c’est le sublime qui ressort de tout cela, le sentiment divin de l’infinie distance qui nous sépare de l’incommensurable beauté. Nous percevons qu’elle existe en plus grand, nous étirons les moyens de la comprendre, mais rien n’y fait, elle nous demeure étrangère et profondément mystérieuse. Quelle sordide expérience que de mettre à mort, d’abattre, le réceptacle vivant du beau. Mishima confronte la beauté et sa chute brutale et sadique ; « En vérité, de toutes les sortes de décadence en ce monde, celle de la pureté est la plus redoutable 1» mais aussi la plus fascinante, l’histoire ne s’y termine jamais bien.
Ses désirs et ses fantasmes représentent en tout cas qui est réellement Kochan derrière son masque. Faute d'autres réponses sur notre identité, le désir nous donne tout de même ces indications. Sont-ils immoraux ? Peut-être, sans doute, mais ne sommes-nous pas faits du même bois ? "Ne cachons nous pas dans la fange de notre âme des désirs que seuls peuvent avouer des empereurs sinistres ?" disait Cioran2. Faut-il encore expliquer que l'homme est laid ? Mais que ses imperfections le rendent parfois, sous certains rayons, sous une certaine lumière, beau ? Il s'agira alors si l'on est Kochan, de l'abattre cruellement, d'en tirer du plaisir, et d'assumer sa propre laideur.


Dans la suite de ses désirs et de ses pulsions, Kochan réalise que son orientation sexuelle n’est pas conforme avec son quotidien. Elle lui est propre, il ne la partage pas avec ses camarades comme il l’avait naïvement pensé. Cette épiphanie et cette froide analyse sur son être a lieu des pages 168 à 172, et révèle une vérité dont Kochan avait déjà connaissance mais qu’il taisait à lui-même malgré d’accablantes certitudes. Un déni.


Pourtant Kochan vit une histoire d’amour avec une femme dans la seconde partie du roman. Malgré toutes les preuves précédentes de sa spécificité, il tombe amoureux (ou s’en convainc ?) de Sonoko, la sœur cadette de son ami Kusano, et a à la fois peine à le croire tout en s’en réjouissant. Chez Kochan et Mishima, l’amour est artificiel en cela qu’il est une chose humaine. L’amour (philia) se construit mais peut aussi se déconstruire, il est factice, décevant par rapport à son pendant animal (si bestial que le narrateur ne fantasme que sur le corps des hommes, pas sur leur esprit ou leur intellect p 170), l’éros. Lui qui est une chose naturelle, solide, concrete, il ne faillit jamais à nous rappeler qui nous sommes, preuve en est, l’objet du désir sexuel de Kochan n’est pas compatible avec la personne qu’il aime, et cette incompatibilité finit par tuer philia. Les baisers qu’il donne à Sonoko, sensés sanctifier l’amour qu’il éprouve pour elle ne font que le détruire, ils l’anéantissent parce qu’ils sont désespérément révélateurs de la cruelle contradiction qui anime Kochan. Il existe un monde entre l’explosion des sens trouvée dans le réconfort des désirs du narrateur et l’absolu néant mis en lumière par ces baisers.
Dans Confession d’un Masque, la pulsion sexuelle – et à travers elle l’orientation sexuelle - est plus forte que l’amour, la nature de l’homme ne peut être abusée par sa volonté, ou plutôt par sa dérisoire tentative de le soumettre et le réel revient toujours remettre les choses à leur place.
C’est ce qui se produit lors de la scène finale du livre où Kochan emmène Sonoko danser. Au milieu du boucan et de l’obscurité, c’est un corps masculin qui happe le regard d’un Kochan absent, perdu dans ses pensées. C’est donc pris par surprise, pendant un instant de faiblesse, que Kochan en public, se montre à visage découvert. Sous l’œil méfiant de Sonoko, sous le regard de son monde qui s’effondre, Kochan vient d’enlever son masque.


1: Yukio MISHIMA, Confession d’un masque, Paris, Folio, 2013, p 73.
2: Emil CIORAN, Bréviaire des Vaincus, Paris, Gallimard (col Arcades), 1993, p 27.
La citation dans le titre est de Dostoïevski dans les Frères Karamazov et apparait en prologue du roman, mais n'ayant pas de référence bibliographique je ne peux pas le citer correctement.

Trucydide
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le 5 déc. 2020

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