Connemara
7.3
Connemara

livre de Nicolas Mathieu (2022)

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La première cuillerée me fait un peu peur. Car mis à part la reconnaissance du malaise des « gens de la vie active », embourbés dans un tourbillon qui les dépossède, que ce soit la famille ou le boulot, ben, le style est étrangement simple, patiné de petites pépites managériales (ASAP ce genre-là) ou d’un parler qui commence à être un peu daté (mec, boss, meuf, les gosses, etc.). Il me semble que quand c’est le cas, c’est du discours indirect libre, donc ça passe, mais ça me fait froncer le nez à chaque fois. J’ai l’impression que l’intention est de dénoncer cette jargonisation de la langue « Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots « impacter » « kickoff » ou « prioriser », elle était prise d’un haut-le-cœur. ». Mais je ne comprends pas pourquoi il les utilise lui-même dans ce cas-là.


L’histoire, en tout cas au début, la crise de la quarantaine d’une femme qui va se jeter corps et âme dans une liaison, je l’ai déjà lu un millier de fois, avec plus de panache. Feu, récemment, le fait avec une écriture nerveuse, intelligente. Et bien sûr, l’original, l’indépassable Madame Bovary. Moderne, clairvoyant, qui montre mieux que tous l’étouffement d’une femme dans sa petite vie étriquée. Hélène, c’est elle sans aucun doute. Mais des Madame Bovary, dans la littérature française, il y en a peu être trop en 2022…


En fait, le souci principal, c’est que le roman est assez inégal. Le premier quart est maladroit et manque de maîtrise. Il est balourd la plupart du temps, parfois, il peut voir les choses justes, mais les passages bons sont trop rares dans cette première partie. J’ai l’impression que c’est enfoncer porte ouverte après porte ouverte, accumulation de clichés, où tout est prévisible, où tout est bizarrement familier. On peut trancher allégrement dans le livre sans rien y perdre, les premiers passages dans le passé par exemple, le point de vue de Gérard, c’est comme s’il n’avait pas assez gambergé pour en tirer la substantielle moëlle. Le boulot d’Hélène, n’en parlons pas, on n’a pas besoin d’autant de passages pour comprendre que c’est source de frustration. Mais les pages défilent, et on finit par s’attacher aux personnages. Les moments sur Christophe, comme si là, il arrivait à toucher quelque chose de vrai, de plus profond que l’archétype. Hélène prend de l’épaisseur, car au début, elle n’existe pas, on sent qu’elle n’est qu’une projection de ce que l’auteur a pu voir, lire sur les femmes, on sent qu’il reste toujours à l’extérieur d’elle, et peut-être que c’est pour cette raison qu’il se perd dans des passages longs et laborieux sur son boulot. De plus, au début, encore, on sent le côté fantasmé, que ce soit l’adolescence, ou la vie de femme, où avec sa collègue elles ne parlent que de mecs, et où je trouve que ça ne colle pas, que ça sonne faux, masculin. Son cheminement pour contacter Christophe n’est pas très clair, la manière dont elle en parle à sa copine non plus. Je comprends que c’est pratique, littérairement, pour montrer sa progression, mais il aurait pu le raconter, pas obligé de faire un dialogue qui n’est pas crédible. Ça donne juste un côté étrangement immature à son héroïne. Mais passé ce début un peu laborieux, je trouve qu’il prend ses marques et qu’elle sonne de plus en plus juste. Un autre petit problème c’est que je trouve ça plutôt positif de s’en servir pour montrer les hypocrisies de la startup nation, mais qu’on reste encore à l’état d’intention : les collègues sont trop unidimensionnels pour dépasser l’image qu’on a tous de ce genre de milieu.


Autre gros défaut, et après j’arrête : les dialogues (et encore une fois, au début du livre surtout). Ils sont lourds et artificiels, très souvent inutiles (et pas inutiles à première vue mais qui caractérisent en fait les personnages, non, inutiles inutiles, à commencer trop tôt avec les salutations et terminer trop tard avec des verbiages qui font mauvaise série française). Parfois, certaines remarques font mouche, mais la plupart du temps, c’est trop gentillet — on dirait Houellebecq sous prozac.


Je dois être fleur bleue, parce que je trouve qu’il y a de très bons passages, ceux ou l’on sent que Nicolas Mathieu sort des balises qu’il s’était établie, (je pense que c’est les moments où l’inspiration s’est manifestée). Et ces passages, c’est la relation en elle-même entre Christophe et Hélène, je pense qu’il aurait dû resserrer l’intrigue autour. Les scènes de sexe par exemple, sont très bien écrites. Les vacances de leur jeunesse aussi, on sent vraiment le côté lancinant, mélancolique. Donc ça m’ennuie plus dans ces cas-là de critiquer que Foenkinos par exemple. C’est prometteur, je n’ai pas vraiment d’autre adjectif pour qualifier ce roman, et pour moi, c’est positif, c’est qu’il y a derrière le livre qu’on a entre les mains, la promesse d’un très bon livre. Et c’est con, et dommage, de ne pas l’avoir plus poncé. Et en même temps, en tant qu’auteur, je sais ce que c’est que de ne plus voir sa propre histoire, d’avoir tellement le nez dessus qu’il devient impossible de voir les défauts. Ce qu’il aurait fallu, je pense, c’est le laisser macérer quatre, cinq, six mois supplémentaires, et le relire. Et là, ça aurait été à la hauteur de la promesse. Comme l’histoire finit, peut-être lentement, mais tout de même à me toucher, je suis embêtée. Quand il s’envole et nous emporte, quitte la carte postale pour venir dans le particulier, dans le vivant, il est bon, Nicolas Mathieu.


Connemara, c’est comme la chanson de Sardou, c’est le lien entre les grandes écoles et la France périphérique, et on peut dire que d’un côté, c’est bien emblématisé par le personnage de Hélène. Christophe, c’est ce qu’il reste encore de cette vie-là, qu’elle rejette, et qui pourtant fait partie d’elle. Un goût de passé, de campagne, qu’il décrit très bien dans la scène où il l’invite chez lui, et qu’elle a devant elle tout ce qu’elle a fui. C’est tragique, à ce moment-là, car c’est la première pierre de l’impossibilité d’une fin heureuse. C’est une sorte d’analyse sociologique, comme j’ai pu lire quelque part, pas toujours des plus fines, mais quand même implacable : les différences de classe éloignent des personnes qui auraient pu se comprendre plus que personne d’autre autour d’eux. Et être transfuge, c’est avoir cette petite mélodie mélancolique, cette peur du retour en arrière, que chaque mauvais pas, chaque mauvaise décision anéantisse les efforts de toute une vie. Ça m’a fait penser à un film, avec la même chanson en filigrane, qui s’appelle La crème de la crème, et qui traite entre autres de cette thématique aussi. Car même si la fin de ce film est plus heureuse, on sent qu’en fin de compte, l’histoire d’amour entre les deux héros va finir aussi, qu’il sera impossible que deux mondes aussi éloignés l’un de l’autre se rejoignent, même malgré l’amour, même malgré les concessions de chacun. Et ce goût amer qu’on a en fin de lecture, même si ce n’est pas forcément agréable, c’est ce qui donne du sens à tout le livre. Pour revenir à Madame Bovary, les illusions d’Hélène, de tenir son rang, comme elle dit, la mène à sa perte, et Christophe, en Charles moderne fait avec, il est comme une ancre du passé dans tout ce que ça à d’ambivalent.


Bref, Christophe, c’est ce qu’elle veut et ce qui lui fait peur, c’est son propre reflet qu’elle a cherché à fuir pendant des années. Donc, malgré tout ce que j’ai pu dire, je vous le recommande quand même, il est un peu long au démarrage, un peu maladroit, mais il y a suffisamment de bons passages, de choses touchantes et profondes pour ne pas tout balayer de la main.

YasminaBehagle
6
Écrit par

Créée

le 24 févr. 2022

Critique lue 1.6K fois

7 j'aime

YasminaBehagle

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7

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